Suburbicon, violence et racisme dans les « suburbs »

Suburbicon

de George Clooney

Drame, Policier

Avec Matt Damon, Julianne Moore, Noah Jupe, Oscar Isaac, Glenn Fleshler

Sorti le 6 décembre 2017

En reprenant à son compte un scénario abandonné des frères Coen – qu’il a néanmoins retravaillé en compagnie de son fidèle collaborateur Grant Heslov – George Clooney s’exposait bien évidemment à la comparaison. Étant donné que certains des grands thèmes chers aux frères apparaissent dans Suburbicon et que certaines scènes semblent clignoter comme des néons fluos annonçant « Attention : frères Coen ! », il est parfois difficile de juger le film en tant que sixième long métrage de George Clooney et non comme œuvre périphérique de la filmographie des Coen, bien que le réalisateur fasse tout pour brouiller les pistes et s’approprier l’histoire.

Durant l’été 59, dans la petite ville résidentielle de Suburbicon, le jeune Nicky est le témoin direct de deux drames auxquels il assiste impuissant. L’un touche tout le voisinage et implique une famille afro-américaine qui, fraîchement établie dans cette banlieue exclusivement blanche, se trouve de plus en plus ostracisée et diabolisée, dans une escalade de mépris et de violence à la fin inéluctable. L’autre touche directement la famille de Nicky, puisque suite à la mort de la mère de celui-ci après une invasion de domicile ayant mal tourné, le père et la tante du jeune garçon se mettent à avoir des comportements étranges qui éveillent les soupçons de Nicky quant à leurs intentions et leurs manigances.

Le thème du surgissement de la violence dans une communauté fermée de l’Amérique profonde est donc l’apport le plus flagrant de l’univers des Coen à ce film réalisé par George Clooney. Lorsque l’on sait que la base du scénario vient des Coen, on ne peut en effet s’empêcher de penser à Fargo ou encore à No Country for Old Men. Mais Clooney ne manque pas de s’éloigner quelque peu de cette matière connue. Si la satire ouverte des « suburbs » peut apparaître comme une tarte à la crème du cinéma « indé-hollywoodien », son association à une dimension « historique » et politique, en lui accolant un message engagé sur l’histoire du racisme et des communautés, est quelque chose que l’on est plutôt enclin à mettre au crédit de l’univers de Clooney, réalisateur de deux thrillers « politiques » (Good Night and Good Luck, Les Marches du pouvoir).

Mais cette mise en perspective a priori intéressante ne se fait pas sans une certaine schématisation de la problématique des rapports entre blancs et noirs aux Etats-Unis. Le gros problème de cette ligne narrative que développe le film est qu’elle n’est qu’une toile de fond à l’autre – la trame de thriller domestique impliquant la famille de Nicky –, alors qu’elle ne souffre pas d’être traitée par-dessus la jambe. De par ce fait, les membres de la famille afro-américaine – ainsi que ceux de la communauté blanche de Suburbicon – ne sont jamais développés au-delà de leur simple fonction scénaristique, ce qui crée une impression d’angélisme manichéen et assez embarrassant. Les scènes de racisme et d’ostracisation sont surjouées et rejouées jusqu’à l’écœurement, et le propos martelé sans arrêt à travers elles, ainsi que par des inserts de programmes télévisés exposant le racisme institutionnalisé de la communauté blanche bien-pensante. Dans cette démonstration de force peu subtile, les personnages n’ont aucune chance d’exister, d’autant plus qu’ils sont dépeints comme passifs.

Certes, le film assume pleinement son aspect satirique, mais celui-ci est également un de ces plus gros handicaps, le plongeant souvent dans la caricature. Dans le même ordre d’idée, les personnages interprétés par Matt Damon et Julianne Moore, s’ils apparaissent d’abord comme multiples et ambigus, se révèlent en cours de route « insauvables », comme foudroyés en plein vols par le jugement unilatéral que le film porte sur eux. Entre ces protagonistes détestables, les personnages transparents de la famille noire, martyrs idéaux, et la masse informe de la communauté blanche haineuse, rien ni personne ne semble avoir grâce aux yeux des auteurs du films, si ce n’est le personnage de Nicky, dont le regard d’abord innocent sur ce qui se joue devant lui, puis sa prise de conscience traumatisante, influe sur le film jusqu’à lui donner une couleur de fable cruelle d’une enfance pervertie par un monde de croquemitaines.

Toute cette dimension-là, ce jeu d’équilibre entre une intrigue globale incroyablement cynique, morbide, et le regard incrédule et vierge que pose un enfant dessus, est ce qui fait malgré tout l’attrait principal du film – ainsi qu’un final très macabre qui associe dans un dernier plan le jeu le plus enfantin à la mort et au chaos. Entre-temps, George Clooney aura tenté de trouver sa légitimité de cinéaste en rendant un hommage visuel appuyé à quelques figures tutélaires, dont celle d’Hitchcock n’est pas la moindre – entre autres références flagrantes : L’Ombre d’un doute et L’Inconnu du Nord-Express. Au fond, Clooney est un peu comme les personnages de son précédent film, Monuments Men : un bon conservateur de musée, qui envisage le cinéma comme une réserve à chefs d’œuvres dans laquelle il peut de temps en temps aller chercher tel ou tel tableau pour le remettre en lumière. Mais ce travail de référence, de citation, est souvent trop respectueux, trop appliqué, pour être transcendant.