Titre : La version qui n’intéresse personne
Auteur.ice : Emmanuelle Pierrot
Edition : 10/18
Date de parution : 06 mars 2025
Genre du livre : Roman
Emmanuelle Pierrot raconte le Yukon et la petite ville de Dawson, où Sacha et son meilleur ami Tom s’en vont s’exiler sur ces terres coupées du monde par les glaces durant l’hiver. Là-bas, après avoir adopté une chienne, Luna, ils vont intégrer un groupe de gens un peu punks, un peu rétifs à la société telle qu’elle se dessine au Canada, au Québec et ailleurs. Paradis artificiel cependant, tandis que Sacha va être rejetée du groupe et de la ville, comme un bouton qu’on veut percer au plus vite.
Pierrot a vécu de multiples vies. Comme Sacha, elle vient de Montréal, a vécu à Dawson City. Sacha est guide et vit au jour le jour d’alcool, de drogues, de baise, de Seigneurs des Anneaux regardés en boucle avec Tom. Dans cette « communauté », le suicide est une ritournelle, tant il est présent, dans les conversations, les esprits, les faits. Le monde n’offre aucune perspective alléchante alors ils et elles travaillent durant la haute saison, quand les touristes affluent, avant de se la couler douce et de ne s’inquiéter de rien (d’autres que de boire, se droguer, baiser, promener dans les bois et regarder des vidéos) le reste de l’année.
Faisant mention de Kerouac dans ses pages, l’auteur de Sur la route dont la mère était québécoise est indéniablement présent ici. Pierrot raconte d’innombrables scènes de défonce, avec cet accent québécois qu’on devine et lit, et même si elles se répètent, on n’a jamais la sensation de s’ennuyer. Elle décrit cette réalité choisie, la seule vivable : vivre de menus expédients et ne rien attendre du monde. S’extasier pour et avec sa chienne Luna.
La différence d’avec Kerouac est probablement politique. Il racontait lui-même qu’il n’était intéressé que par les gens qui n’en pouvaient plus de rêver, les fous et les folles qui désiraient des choses, qui désiraient parler. Pierrot et ses compagnons et compagnes ne sont plus vraiment intéressé.es par la conversation. D’ailleurs, le livre en décrit très peu.
Comme il n’y a plus rien à se dire, dans ce milieu néo punk s’autoproclamant féministe, les problèmes ne peuvent qu’arriver. La deuxième différence d’avec Kerouac est que Pierrot nous prévient, dès le prologue, que la fin de l’histoire se termine mal. Alors on attend, on guette, on ne voit pas toujours les signes mais tout doucement, les non-dits, les phrases lâchées comme ça, l’absence de croyance en la parole des femmes, l’auto-victimisation d’hommes qui s’inventent des vies fantasmées et se sentent délaissés quand les femmes leur refusent du sexe, vont venir frapper, fort.
Puis on assiste, aussi impuissant que Sacha, à sa décapitation publique, aux crachats de mots, aux grossièretés, à la violence (sexuelle et physique), jusqu’à cette scène terrifiante qui se passe durant le confinement et qui rappelle que ces événements traumatisants n’étaient pas vécus de la même manière en fonction de l’endroit où l’on logeait, et surtout avec qui. Sacha n’ayant pas les armes, ne souhaitant pas prendre les armes, ne s’attendant à rien, ni du monde, ni de ses ami.e.s proches, d’autant qu’elle pensait avoir des ami.e.s, encaisse, absorbe, accepte des gestes dégueulasses pour pouvoir simplement continuer à respirer.
La fin, dans la même continuité, ne cherche pas la catharsis. Pierrot nous happe, nous prend par le cou et nous oblige, la tête sous l’eau, à observer ce monde glacial où un groupe qui se croit sorti des nuisances de la société ne fait que reproduire de la violence, tout le temps et sur chaque membre, dans une totale absence de communication et d’échanges.