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    La forteresse des âmes mortes, à la découverte du monde luxuriant des morts

    Titre : La forteresse des âmes mortes
    Autrice : Sandrine Chenivesse
    Edition : Actes Sud
    Date de parution : Octobre 2024
    Genre du livre : Essai biographique

    Sandrine Chenivesse commence La forteresse des âmes mortes : voyage initiatique dans les montagnes taoïstes de manière intrigante. Elle s’est réveillée dans sa chambre d’hôtel, après avoir été sonnée ou avoir reçu un coup, alors qu’elle participait à une cérémonie dans un petit village chinois, près de Chongqing, au début des années 1990. Elle s’est retrouvée dans son lit, immobile, se demandant comment on l’avait laissée là, sans soin, et se rendant compte de la situation « dangereuse » dans laquelle elle s’était plongée volontairement, seule et si loin de sa France natale…

    Situation « dangereuse » ? Imaginez-vous un monde sans téléphone portable. On pourrait déjà s’arrêter là, pour beaucoup, ce serait le comble de l’incertitude et de la dangerosité. Continuons cependant. Imaginez-vous un monde sans téléphone portable, à plusieurs milliers de kilomètres de chez vous (ici, la France), au cœur de la Chine plus précisément, à côté du Tibet. C’est là-bas que se rend Sandrine Chenivesse, 25 ans, jeune anthropologue ayant reçu une bourse en sinologie lui permettant d’aller étudier, pendant plusieurs années et de manière assez confortable, les restes de la religion taoïste interdite par Mao, arrivé au pouvoir en 1949, réprimée dans le sang durant la Révolution Culturelle et guère mieux lotie durant les années 1990 et l’ouverture de la Chine au monde capitaliste.

    Sandrine Chenivesse est une aventurière des temps modernes. Une aventurière intellectuelle et studieuse. Elle doit écrire sa thèse sur le sujet, se laisse guider par les rencontres, passe du temps à Taïwan, mais aussi à Fengdu, en Chine, la forteresse des âmes mortes. Là-bas, suivant la religion taoïste, des pèlerinages de plusieurs milliers de personnes avaient lieu, jusque dans les années 1930 plus ou moins. Elles venaient dans l’optique d’apaiser les mal-morts, ces âmes ni vivantes, ni mortes, ne pouvant ni quitter la Terre ni entrer dans le monde des morts car reliées à des personnes ici-bas. Un trauma à régler, un non-dit à dévoiler, un secret à révéler, ce qu’un chaman habilité communiquera lors d’une cérémonie rituelle.

    Sandrine Chenivesse à l’âge de 25 ans, étudiante parisienne, préfère donc tourner le dos à la vie trépidante de la capitale française pour vivre plusieurs séjours dans un village complètement paumé, celui de Fengdu, correspondant réellement à la définition du village paumé, en particulier quand on aperçoit la photo du port, à la fin du livre. Quelques âmes seulement vivent là-bas, dans cette ville de quelques rues construites au bord de l’eau. Elle, étrangère, blonde, voyageant seule, est suivie par le village entier, puis par le Parti (communiste). Elle doit mentir sur ses motivations, ou du moins ne dire qu’une partie de la vérité pour qu’on lui laisse davantage de temps, pour que ce village, complètement fermé sur lui-même, ne lui fasse confiance et ne l’adopte (ou ne l’accepte) comme une des leurs (ou presque), progressivement, comme une bonne anthropologue sur le terrain.

    Rétrospectivement, cette jeune anthropologue devenue psychanalyste en transgérérationnel, chamane moderne en contact avec l’énergie des corps, avait des comptes à régler avec son histoire personnel pour entamer une expédition pareille. Elle distille des informations à ce sujet tout au long du livre : sa maman qui donne naissance à un enfant mort, l’implosion de la dynamique parentale, son père qui devient fou de chagrin et violent, qui s’emmure psychologiquement et frappe de douleur, sa mère qui meurt d’abord, de maladie, son père ensuite. Des âmes endeuillées, des pardons qui n’ont jamais pu être partagés, un gros trauma familial qui la pousse donc à aller du côté des mal-morts, très loin de chez elle, dans l’inconnu, pour terminer sa thèse, officiellement, pour régler ses problèmes personnels avec ses morts à elle, en vérité, elle qui n’avait jamais réussi à pleurer la mort de sa mère.

    La forteresse des âmes morts est un livre sur la mort, ni lugubre ni poétique. C’est un livre d’une personne qui cherche à entrer en contact avec ses morts, et ce faisant, entre en communion avec le destin du réceptionniste de son hôtel, jeune garçon vierge de 26 ans qui mourra d’une chute et dont l’âme entrera en elle. Encombrée de cette malemort, elle sombrera dans un état cotonneux durant de nombreux mois, persuadée qu’elle va mourir : les médecins percevront qu’elle ne va pas bien, mais ne pourront tirer aucune conclusion. Seuls les chamanes taoïstes seront formels. La malemort du réceptionniste s’est mariée avec elle, lors de cette cérémonie que Chenivesse commence son début de roman. Elle va devoir apprendre à dompter sa peur de la mort pour lutter contre sa propre mort.

    Si vous êtes toujours ici après avoir lu le début de ma critique, c’est que votre curiosité a été titillée, même si vous devez peut-être un peu froncer vos sourcils rationnels. La forteresse des âmes mortes est un bouquin dense et passionnant parce qu’il explore un continent lointain, une époque disparue, les tréfonds d’une religion avec des rites peu connus et une spiritualité cachée. Sandrine Chenivesse se fond en Chine, par le fait qu’elle maîtrise le mandarin et ne met pas longtemps à adapter son oreille aux différents dialectes locaux. Elle rencontre de nombreux moines, vit dans différents monastères au bord du vide, sur une montagne coupée du monde, voyage en train et en bateau, découvre un pays-monde où l’individu n’existe pas, où chaque personne n’existe que par les liens qui le relient à d’autres, à des ancêtres, à son arbre généalogique.

    Évidemment, c’est un roman sorti en 2024,qui s’enracine dans les années 1990, dans les notes de l’autrice. Même si elle dit avoir perdu ses carnets de recherche, dans les premières pages, elle révèle à la fin que ceux-ci ont été retrouvés durant l’écriture, ce qui lui a permis de réaliser à quel point ses souvenirs étaient proches de la réalité. L’écriture de Sandrine Chenivesse est à l’image du monde visité, étrange et mystérieuse. Elle raconte la Chine de manière non exotique, scientifique en somme (avec des mots qui reviennent souvent, comme « luxuriant ») comme une anthropologue qui ne chercherait pas non plus à prétendre qu’elle n’existe pas. Son âme à elle semble être celle d’une intellectuelle à la recherche de son corps, de sa vie, de sa raison d’être sur Terre. Elle ne délivre cependant aucune information sur son intimité, sa sexualité, ses amours, ses déceptions. Quand elle raconte un féminicide, qu’elle ne nomme pas comme ça, années 1990 obligent, elle termine par un : « Pourtant, ils s’aimaient ».

    C’est un livre à la fois très intime et pas du tout. Sa quête est toute trouvée. Son écriture n’est pas celle des réseaux sociaux. Elle est d’une grande pudeur, étudiée mais évasive. Elle n’est pas dans le concret, le terre à terre. Elle semble conserver une posture secrète, qu’on imagine peut-être d’une certaine classe sociale aussi, elle qui débarque de Paris, dont le livre est préfacé par Juliette Binoche (inhabituelle pour un roman d’anthropologie) et qui remercie l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, qui recommanda l’écriture du livre, même s’il n’en verra pas la dernière mouture.

    Il y a quelque chose chez Sandrine Chenivesse d’intrigant, de par ses conviction mystiques, son esprit rationnel acceptant tout ce qu’elle est prête à vivre et à entendre. Elle adopte aussi une posture d’aventurière jamais plaintive: elle ne décrira pas être embêtée parce qu’elle est femme (excepté quand elle assiste à une représentation cinématographique, où un film français est projeté via l’écran d’une télévision et où un homme ne comprend pas comment se fait-il qu’elle voyage seule, et pas uniquement parce que c’est une femme).

    La forteresse des âmes mortes, c’est donc un roman pour toutes personnes intéressées par l’anthropologie, curieuses et ouvertes à l’inconnu, désireuses d’accepter l’aventure et de suivre cette jeune femme, Sandrine Chenivesse, dans sa vie complètement folle et qu’on aurait aimé suivre en vrai, l’accompagnant comme une petite âme sur son épaule droite, comme une interprète ayant la chance de parler chinois et de nous ouvrir la porte d’un monde disparu, enfoui sous l’eau des barrages chinois et le consumérisme numérique des années 2010, comme elle le révèle à la fin du livre.

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