“La Femme de Tchaïkovski”, antimanuel du mariage sous Alexandre II

La Femme de Tchaïkovski
de Kirill Serebrennikov
Drame, Biopic
Avec Odin Lund Biron, Alyona Mikhailova, Filipp Avdeyev
Sorti le 5 avril 2023

Pour son dernier long-métrage, Kirill Serebrennikov revient avec une figure tutélaire de l’art russe : Tchaïkovski. Ou plutôt revient-il avec une figure dont l’identité est absentée jusqu’au titre même du film : sa femme. Habitué aux récits dont la mise en scène frôle parfois le surréalisme, Serebrennikov installe sa narration dans le cadre sage et documenté de la Russie impériale de la fin du XIXème siècle. Mais le visionnage du film, loin de satisfaire l’imagerie historique qu’il instille pourtant par son décor et sa lumière crépusculaire, tient le spectateur dans un inconfort constant, l’empêchant jusqu’à savoir où porter ses affects. Serebrennikov signe un portrait d’une grande virtuosité bien qu’au visionnage difficile d’accès.

Antonina Tchaïkovski : portrait en clair-obscur

Le premier a priori lorsque l’on voit ce film est de se dire qu’il va être question de la place de la femme dans une société ultra-patriarcale (un carton ouvre d’ailleurs le film avec une remarque historique sur le divorce à cette époque). Filmé dans des décors très convaincants et dont la simple vision nous fait ressentir l’air vicié du Saint-Pétersbourg d’alors, l’on s’attend à un écart dans la filmographie de Serebrennikov délivrant un discours féministe historico-émancipateur. Or, ce discours sera tenu d’une manière tout à fait transverse où la figure d’Antonina, captivante héroïne du film, apparaîtra rapidement comme tenante de la morale contre une bourgeoisie décadente et infidèle. Plus le film avance dans sa narration, plus les rapports s’inversent et plus la vraisemblance de ce qui est mis en scène est remise en question. Le schéma déjà abordé dans ses deux précédents longs-métrages se répète ; l’écoulement temporel se brouille, des incursions fantastiques se multiplient et la frontière entre l’imaginaire des personnages et la réalité se fait de plus en plus ténue. Là est peut-être l’attrait principal de la méthode de Serebrennikov  qui est de poser des questions qui s’écartent de ce qui a été annoncé par le film et qui, tout en nous écartant, ouvre des pistes parfois ignorées.

La sexualité et l’amour (la sexualité ou l’amour)

Parmi les nombreux sujets que Serebrennikov aborde dans son film, l’amour semble être le point autour duquel tourne l’intrigue. Pourtant, rapidement on se rend compte qu’outre l’amour bizarre qu’Antonina voue à Tchaïkovski (pratiquement celui que l’on vouerait à une icône) il n’en n’est peu ou prou pas question. Ce faux appel du réalisateur autour de l’amour est la démonstration d’une logique plus générale qui sous-tend le film ; une logique matérialiste qui dénigre la construction de l’esprit au profit de la matière. Ainsi, si l’esprit ici est l’amour, le mariage et la fidélité, la matière se confine quant à elle à la sexualité et au désir. Ce mouvement s’étend à la conception même de la musique qui, bien loin d’une illustration éthérée des allégories musicales de Tchaïkovski, n’est pratiquement jamais entendue en dehors d’un contexte comique ou grivois. Cet endiguement du génie par le réel fonde la dynamique du personnage de Tchaïkovski qui, à l’opposé radical de sa femme, entreprend le monde sans états d’âme poétique et sans détour spirituel. Créant beaucoup de remous par ce procédé, Serebrenikov s’applique à déplacer méthodiquement les repères qu’il a construits, rendant le film très agile dans sa mise en scène, mais en faisant parfois pâtir la lisibilité.

Un mari génial

De façon récurrente, le terme de génie revient dans le film. Or, aucune manifestation directe de ce phénomène n’y est envisagée (La Femme de Tchaïkovski prend par là-même le contrepied d’Amadeus de Milos Forman qui fait du « génie » le noyau de la musique et de la personnalité de Mozart). Cet absentement constitue peut-être l’élément le plus intéressant du film qui perpétuellement renouvelle l’écart béant entre Antonina et son mari. Tandis que la première maintient une admiration sans limite pour le génie du second, Serebrennikov fait de Tchaïkovski un être lâche et veule qu’il ne définit quasi-uniquement par sa sexualité et son contexte économique (une bourgeoisie artistique instable). À travers l’imagerie et la plastique du film, on remarque à plusieurs reprises des lampes à pétroles autour desquelles tournent des mouches. Prise en son sens allégorique, cette image troque le papillon de nuit et la flamme par un autre insecte et une lampe à pétrole ; une version apprivoisée, épuisable de la flamme de l’image traditionnelle. Au fond, ce que le film dit du génie et qu’il n’existe pas réellement en dehors des yeux qui le tiennent pour un génie.