Je n’aime plus la mer d’Idriss Gabel

Je n’aime plus la mer

d’Idriss Gabel

Documentaire

Présenté en compétition Cinéma Belge au Festival Millenium 2018

Idriss Gabel, béret nonchalamment vissé sur la tête, s’explique pendant l’entretien qui précède la séance : il a voulu laisser le film se construire de lui-même, venir à lui. Pour ce faire, il a suivi Zahra, Yassan, Yalda ainsi que de nombreux autres jeunes, résidant au centre d’accueil “Les Relais du monde” de Natoye, pendant un an, construisant ainsi un climat d’intimité privilégié qui offre de puissantes séquences, très chargées émotionnellement. Ces enfants sont dans l’attente d’un statut légal qui leur permettrait de séjourner en Belgique, statut qu’ils appellent tragiquement “positif” ou “négatif” : “recevoir un positif”, c’est avoir le droit de vivre en Belgique, le droit de ne plus retourner dans leurs pays en guerre.

La caméra slalome entre les enfants, de chambres en chambres, parcourant le centre qui se trouve en pleine campagne. Nous les voyons évoluer dans différents lieux également, Idriss Gabel ayant l’idée de leur faire découvrir, dans un contexte différent, des lieux où ils vécurent un traumatisme, afin de pouvoir le dépasser. En effet, la violence du voyage, qu’ils ont dû parcourir pour quitter leurs pays d’origine, les a dégoûtés de la mer, de la montagne et de la forêt. Aller au-delà d’une association douloureuse, combattre les angoisses qui paraissent ancrées dans ces vies, gravées dans ces âmes. Bien plus qu’une rencontre géographique, c’est une rencontre cinématographique qui se dégage des images : une caméra qui devient de plus en plus intime avec le groupe. Les enfants semblent ne plus la voir, elle épouse parfaitement leurs vies, devient une confidente.

Le projet d’Idriss Gabel est d’humaniser une réalité que les médias, jusque dans le choix syntaxique, réduisent à de simples données, des informations, des chiffres. Les migrants ne sont pas des humains mais des “migrants”, le terme renvoie à une réalité économique et politique. Pour combattre cette abstraction médiatique, Idriss Gabel a la pertinence de se concentrer sur les enfants-exilés, l’enfance étant un lieu de concrétisation privilégiée, un universel anthropologique qui résonne en chaque spectateur. Il est important de noter que le film n’a recours à aucun intervenant externe au centre, pas de spécialiste. Seulement des enfants et des éducateurs. Le sujet ne se perd pas dans un jargon médiatique qui distancie le réel.

Le film est très construit, proche de la fiction : certains plans-séquences, inserts, empêchent la possibilité d’une captation directe de la réalité, laissant penser à une scénarisation, parfois même jusque dans les conversations, qui frisent le dialogue. C’est assez déstabilisant dans les premiers moments, naïvement nous pouvons y déceler du mensonge, de la tromperie ou même de la propagande. Ensuite, et c’est ce deuxième temps qui est le moment le plus exaltant de l’expérience, nous nous rappelons que tout documentaire est une construction, que la réalité ne peut exploser réellement qu’à partir du moment où elle est médiatisée par une caméra (ou par quoi que ce soit). Se basant sur cet axiome du documentaire, à savoir que son essence est d’être un mensonge qui se présente comme une vérité, la perception du film change totalement : la réalité semble plus réelle quand elle est mise en scène, surtout si cette mise en scène est créée par les sujets eux-mêmes. Nous découvrons les personnages à deux niveaux : celui littéral, de leurs vies telles qu’elles se dévoilent et celui méta-litteral, dans les choix qu’ils font de leur propre mise en scène.

Une expérience très intéressante qui nous met face à une réalité qui se situe relativement proche géographiquement et très proche temporellement, mais qui pourtant nous est abstraite. Idriss Gabel a le génie de l’humaniser, de placer des corps dans des mots.