Ils tentèrent de fuir de Soufian El Boubsi

Avec : Nathalie Mellinger et Pierre Verplancken / Ecriture et mise en scène : Soufian El Boubsi et Joachim Olender / Lumière Frédéric Nicaise / Vidéo : Vincent Pinckaers / Son : Michel Rorive / Costumes et accessoires : Prunelle Rulens
Création et production du Théâtre de Namur/Centre dramatique en coproduction avec le Théâtre de la Vie

Lire Les Choses de Georges Perec, qui auscultait en 1965 la société de consommation en plein essor à travers la trajectoire d’un jeune couple parisien aspirant au bonheur. S’imprégner de la pensée de théoriciens, ceux qui ont analysé cette civilisation des loisirs, des désirs et des signes, de Baudrillard à Barthes. Revenir à Perec, tourner autour du texte, travailler autour de ses personnages, Jérôme et Sylvie, psychosociologues d’une vingtaine d’années, qui ne veulent renoncer ni à la liberté bohème de la jeunesse, ni aux choses, celles que leur fait miroiter la croissance des années soixante comme autant d’incarnations de la vie heureuse : l’appartement, les valises, les chaînes haute-fidélité, les fauteuils, les chemises. Faire travailler en soi le texte de Perec. Questionner son propre rapport à notre monde d’images et de choses, entre envie et malaise, honte et fascination.

C’est le chemin emprunté par Sofian El Boubsi, Joachim Olender et les comédiens, Nathalie Mellinger et Pierre Verplancken dans Ils tentèrent de fuir : proposer une lecture personnelle de l’extraordinaire livre de Perec, rendant compte du processus subjectif noué autour de l’œuvre dans un jeu entre les Choses et leurs propres histoires, entre le théâtre, le roman et la vie. Au vu de ce pari audacieux, le début de la pièce s’avère extrêmement prometteur : le dialogue entre l’univers matériel des années soixante et le nôtre, entre la vie des personnages et l’expérience des acteurs est subtil et drôle. Le rythme vif de cette confrontation, allié au jeu percutant et très visuel du duo, donne tout son éclat au style de Perec. Ciselé et ironique, tout à la fois mordant et empathique, mélancolique et léger, le texte de Perec refuse la psychologisation et la peinture des tourments intimes pour leur préférer un rapport au réel qui passe par un goût chirurgical du détail, une attention presque obsessionnelle à la forme et un sens aigu de la sociologie d’où naissent, paradoxalement, une émotion et une poésie bouleversantes.

Cet équilibre subtil, on s’en doute, n’est pas facile à tenir. A la moitié de la pièce, le fil habilement tissé, hélas, se dénoue quelque peu : à mesure que les comédiens paraissent affectés par la lecture des Choses, le lien fragile entre les deux mondes, le leur et celui de Jérôme et Sylvie, s’effrite. Traduire la manière dont le livre altère ceux qui le lisent est une belle idée, et la sincérité des auteurs du projet est palpable. Mais peu à peu, le texte de Perec a tendance à devenir le support de récits personnels et sensibles sur des aspects de la vie contemporaine plus vagues que ce qui traverse Les Choses : une sorte de mal du siècle XXIe siècle, entre vanité du divertissement façon Alors on danse et angoisse facebookienne, perte du je et peur du vide. Pas question de dénigrer les malheurs de l’individu dans la société de la surabondance, mais la manière dont ils remplissent progressivement l’espace finit par diluer le propos et affaiblir la force de Perec, qui tient tout entier dans la rigueur et la précision. Trop d’expressivité sentimentale, trop de subjectivité, trop de mise en abîme et, comme souvent, trop de vidéos plutôt creuses : tout cela finit par ne plus coller au pouvoir si singulier et si dense des Choses. Nul doute, pourtant, que les metteurs en scène et les comédiens l’ont ressenti : les moments où ils se l’approprient tout en parvenant à le transmettre sont délectables.

A propos Emilie Garcia Guillen 113 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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