Dans le cadre de la sortie du troisième tome de Slava, nous avons eu l’opportunité de poser de nombreuses questions à Pierre-Henri Gomont, son auteur.
L’idée originale
Lorsqu’on lui demande d’où lui est venu l’idée de Slava, Pierre-Henri Gomont nous parle de sa jeunesse et de ses voyages en vélo dans ces contrées qui ont connu le communisme, la Russie bien entendu mais également les autres pays qui formaient l’URSS comme la Géorgie, l’Azerbaïdjan. Une occasion de discuter avec un public relativement varié, qu’il vienne des villes ou des campagnes et de recueillir des témoignages dont la tonalité pouvait être assez différente de la croyance communément admise en Occident, à savoir que la chute du communisme fut un grand moment de libération des peuples, croyance qui était loin d’être partagée par la population ayant vécu ces changements. Une première étincelle – son premier voyage date de 1999 – un feu initial qu’il a nourrit de nombreuses lectures sur l’histoire de ces pays, pour en arriver en 2021 à entreprendre la rédaction de ce triptyque, une œuvre où il aborde ces bouleversements du point de vue du peuple et non des puissants.
Désirs graphiques
Outre l’envie de proposer un regard neuf sur cette période, beaucoup d’arguments venant titiller le désir du dessinateur entrent également en ligne de compte dans le passage à l’acte de création. Car comme nous le rappelle Pierre-Henri Gomont, ces territoires sont riches d’anecdotes à raconter et de diversité, tant en termes d’architecture que de paysages à dessiner et le choix de la Géorgie pour placer la trame de son œuvre n’est pas étranger à cette éclectisme, le pays cumulant de nombreux contrastes et Tbilissi encore plus avec son mélange d’architecture Art Nouveau, sa vieille ville mais également son architecture soviétique audacieuse. Cette richesse dans les matériaux graphiques à utiliser – ville, montagne, mine se trouvant au milieu des canyons alimentés par des téléphériques et personnages hauts en couleur – permet dès lors à l’auteur de créer un récit dense et varié aux nombreuses ambiances qui permet de garder un rythme soutenu durant les 300 pages que compte l’album.
Les onomatopées
Un détail qui fera sourire celui qui sait lire le cyrillique et intriguera les autres lecteurs est l’utilisation du cyrillique pour les onomatopées, un choix qui selon l’auteur, tout en n’alourdissant pas le récit permet de placer directement le récit pour le lecteur dans un pays se situant à l’est de l’Europe. Des onomatopées qui peuvent également faire l’objet d’un jeu de la part de ceux qui peuvent les lire, le but étant de les déchiffrer, un second niveau de lecture en quelque sorte.
Ces différents niveaux de lecture sur lesquels Pierre-Henri Gomont rebondit immédiatement, louant cette possibilité de la bande dessinée de proposer différentes expériences et relectures possibles au lecteur en fonction de son âge, expérience, niveau d’érudition.
La bande dessinée est d’abord un médium de la relecture, de part la possibilité d’y insérer de nombreuses références à des films, des livres
Un exercice qu’apprécie beaucoup l’auteur qui se réfère également à ses pairs comme Uderzo et Goscinny qui maîtrisaient à la perfection cet art, proposant un album parfaitement lisible pour les enfants mais rempli de références historiques et de jeux de mots déchiffrables par les adultes.
Les bons de privatisation
Une des clés de l’enrichissement rapide de certains en Russie, c’est le psychodrame autour des bons de privatisation, ces parts d’entreprises d’Etat distribuées aux Russes, qui pour la plupart, les déconsidéraient. Un désintérêt qui, selon l’auteur, n’était pas dû à l’inculture des Russes, mais plutôt un refus de leur part de brader les actifs du pays, ce pourquoi ils s’étaient sacrifiés, un rapport presque religieux à ce qu’ils ont édifié, éloigné à 180 degrés de l’utilitarisme occidental vis-à-vis de l’économie politique.
Parallèle entre deux mondes
A la question de savoir s’il voyait un parallèle entre cet accaparement rapace des richesses, ce dépouillement des ressources d’un pays et certaines luttes vécues en Occident, Pierre-Henri Gomont nous répond par l’affirmative. En gardant à l’esprit que les processus ne sont pas entièrement comparables, il note néanmoins que cette entrée accélérée et brutale dans l’économie de marché -entre 1991 et 1999 – est quelque chose qui a été vécue ici sur une période beaucoup plus longue. Faisant un parallèle avec la métaphore de la grenouille, il pense que ce que les habitants de l’ancienne URSS ont vécu en quelques années, les Européens et Américains ont eu des décennies à le digérer. Et nous rappelle que l’achat à vil prix et la revente par morceaux des actifs les plus rentables de l’usine est quelque chose qui s’est également fait dans l’Est de la France et dans toutes les anciennes industries démantelées ces 40 dernières années, en Belgique, en Allemagne ou aux Pays de Galle.
Des éléments de comparaison donc, de nombreux laissés pour compte à chaque fois, mais un contexte et une histoire différente dans chaque pays.
Sacrifice et jusqu’au boutisme
Slava est une histoire tragique, le destin de personnes qui vont au bout des choses et se sacrifient pour leurs idéaux. Si Pierre-Henri Gomont ne partage pas le jusqu’au boutisme de ses personnages, il nous confie néanmoins que c’est la compréhension du phénomène qui l’intéresse.
Ainsi, il nous permet de nous mettre le temps d’un album dans la peau de ces gens qui, loin d’être naïfs, ont cru qu’un socialisme à visage humain était possible, qui, durant 80 ans, ont construit quelque chose de différent, pour s’entendre dire finalement que ce en quoi ils ont crû était faux. Et dès lors, comprendre leur geste, pourquoi ils étaient prêts à se sacrifier, et peut-être réaliser que, mis dans des dispositions propices, on aurait également pu penser à cet acte désespéré.
Loin de porter un jugement moral sur la chose, l’auteur tente donc d’expliquer, avec le regard d’un sociologue, comment ces phénomènes peuvent se produire mais aussi nous montre que notre système de valeur basé sur la valeur marchande des choses était loin de faire l’unanimité.
Psychologie des personnages
Slava, Volodia ou Lavrine, les protagonistes principaux du récit présentent chacun une psychologie particulière, qui représente différents archétypes de la psychologie russe, que l’on retrouve en littérature mais assez rarement en bande dessinée. Ils sont basés sur les rencontres et les anecdotes recueillies au fil des voyages de l’auteur. Des caractères tranchés qui reflètent la réalité de ces pays et qui, en outre, amusent beaucoup l’auteur et l’aide à construire son histoire.
Nouveau projet ?
A la question de savoir si l’auteur serait intéressé à se replonger dans cet univers pour raconter une autre histoire, il nous répond par l’affirmative, en nous précisant qu’il aimerait placer celle-ci en Asie centrale. Néanmoins, ce ne sera pas pour toute suite, Pierre-Henri Gomont envisageant de se plonger dans ses racines méditerranéennes – ayant grandi en Tunisie – pour y montrer la beauté de ces paysages. Du soleil après le froid des montagnes du Caucase.