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    Borda : exploration chorégraphique des frontières et du collectif

    La dernière création de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues, présentée en première mondiale au KunstenFestivalDesArts, confirme l’artiste comme figure majeure de la danse politique contemporaine, capable de transformer l’énergie brute des luttes sociales en un langage chorégraphique d’une rare puissance poétique.

    Après un long noir, un souffle, court, se fait entendre. Dans la pénombre, on devine des formes blanches au sol. La lumière monte en puissance, lentement, imperceptiblement, laissant voir des amas de plastique translucide. Une forme indistincte se redresse, émerge. D’autres frémissent, puis toutes se lèvent, emballées dans un fatras de matières pauvres (plastique, tissus, crin, mousse, puisés dans les costumes utilisés au cours de 35 années de performances de la compagnie) où le blanc domine sans partage.

    Des visages grimaçants apparaissent dans les matières avant de se cacher ou de se détourner. Toutes ces créatures se racrapotent et reforment le tas au sol. Les figures informes se redressent à nouveau et adoptent quelques postures de voguing (forme de danse stylisée et expressive, inspirée des poses de mannequins et de la mode).

    Les matières sont manipulées et le bruit de leur froissement est le seul son qui traverse le silence pesant depuis le début de la pièce. On perçoit une manœuvre d’approche, un couple semble se former avant de s’emballer dans le plastique. Un bébé poupée est jeté depuis l’arrière du groupe et rattrapé à la volée par un des interprètes. Il passe de bras en bras puis disparaît. 

    Certains chantonnent tandis que le groupe utilise les bandes de plastique pour s’abriter d’une pluie imaginaire. Les personnages jouent avec les matières dans une ambiance enjouée. Le bébé poupée réapparaît avant de disparaître à nouveau. Ils traînent le flux de matières autour de la scène, l’ambiance est plus agitée. Les rouleaux de polyéthylène étirés créent une frontière mouvante que les danseurs traversent, déchirent ou enveloppent, évoquant autant les barrières géopolitiques que les limites psychologiques.

    Le terme portugais « Borda » désigne en effet simultanément la broderie, les bordures matérielles, et, métaphoriquement, l’imagination capable de transcender les limites. En ouvrant nos esprits à d’autres possibilités, nous franchissons une frontière intérieure qui nous permet d’accéder à la transition, à ce qui nous pousse à passer d’un état à un autre, d’une perspective à une autre. Parmi les différentes significations du mot, Lia Rodrigues retient également la notion de lisières, zones de biodiversité fertiles et résilientes. « C’est un espace où les cultures et les disciplines se croisent pour cultiver les frictions créatives plutôt que les conflits », dit-elle.

    La chorégraphe exploite cette ambiguïté sémantique pour interroger les mécanismes d’inclusion/exclusion dans les sociétés contemporaines. Les neuf interprètes – trois femmes et six hommes – matérialisent ces tensions à travers des séquences où les corps tantôt s’agrègent en masses organiques, tantôt se dissocient dans des mouvements individuels éruptifs. La dramaturge de la compagnie, Silvia Soter, a structuré le récit autour de trois axes : les « frontières géographiques » matérialisées par des déplacements latéraux saccadés évoquant les checkpoints, les « marginalités sociales » représentées par des duos asymétriques où un corps porte/soutient l’autre et la « résilience collective » culminant dans une séquence cathartique de chutes et relèves synchronisées.

    L’art, vecteur de transformation et d’émancipation

    Lia Rodrigues a débuté sa formation artistique par l’étude du ballet classique à São Paulo, complétée par des études d’histoire à l’Université de São Paulo (USP). Cette double formation, alliant discipline corporelle et perspective historique, a profondément marqué son approche artistique ultérieure qui vise à créer un art accessible et socialement engagé. Entre 1980 et 1982, la danseuse rejoint la Compagnie Maguy Marin en France avec laquelle elle participe à la création de « May B », l’un des monuments de la danse contemporaine.

    En 1990, Lia Rodrigues retourne au Brésil et s’installe à Rio de Janeiro où elle fonde la Lia Rodrigues Companhia de Danças, une étape qui marque le début d’un engagement artistique profondément ancré dans la réalité sociale brésilienne. En 1992, elle créée et dirige le Festival Panorama de Dança, qui devient rapidement l’événement annuel de danse contemporaine le plus important de Rio de Janeiro, contribuant significativement au développement de cette discipline au Brésil. 

    Depuis 2004, Lia Rodrigues développe des actions artistiques et pédagogiques dans la favela de Maré (140 000 habitants) à Rio de Janeiro, en partenariat avec l’ONG Redes de Desenvolvimento da Maré. Cette collaboration révolutionnaire dans le paysage artistique brésilien a donné naissance au Centro de Artes da Maré qui ouvre ses portes en 2009, suivi en 2011 de l’Escola Livre de Danças da Maré. Le centre accueille chaque année environ 300 élèves vivant en situation de vulnérabilité, leur proposant une formation en danse et une ouverture culturelle. Cette démarche s’inscrit dans la conviction profonde de la chorégraphe que l’art peut être un vecteur de transformation sociale et d’émancipation individuelle.

    La force du collectif

    Le spectacle « Borda » a été développé lors d’une résidence de six mois à Maré, intégrant des ateliers participatifs avec les habitants. Les danseurs professionnels ont collaboré avec des amateurs locaux pour élaborer des mouvements inspirés des danses de rue et des rituels afro-brésiliens ce qui  a donné naissance à une gestuelle hybride où le voguing côtoie des figures martiales évoquant les milices des favelas, avec une résonance particulière dans le contexte post-Bolsonaro.

    Sur scène, les interprètes se débarrassent de leurs oripeaux blancs pour laisser apparaître la couleur de leur costume de scène. Au son de percussions, auxquelles viendront s’ajouter des chœurs imprégnés des rythmes de la samba, ils entament une danse tribale en groupe compact. Par deux ou par trois, ils alignent les figures colorées et imagées, montrant que ce n’est qu’ensemble que les danseuses et danseurs peuvent mener ce travail de précision, où chacun dépend de l’autre pour créer, pour exister. 

    Privilégiant les spectacles pour grands groupes, la compagnie a développé une esthétique collective qui reflète sa vision de la danse comme art social et communautaire, capable de créer des liens entre les individus et de questionner les rapports de force dans la société. « Borda » s’inscrit dans la continuité des œuvres majeures de Lia Rodrigues comme « Fúria » (2018) ou « Encantado » (2021), constituant ainsi le volet final de ce triptyque. « Pour moi, ajoute la chorégraphe, c’est comme si deux planètes s’étaient effondrées pour donner naissance à Borda, bien que beaucoup d’autres créations de la compagnie habitent ce spectacle de manière moins explicite ».

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