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    Soyons Woke, plaidoyer pour les bons sentiments

    Titre : Soyons woke 
    Auteur : Pierre Tevanian
    Edition : Divergences
    Date de parution : 25 avril 2025
    Genre du livre : Essai

    La religion woke (Jean-François Braustein, 2024), Le wokisme serait-il un totalitarisme ? (Nathalie Heinich, 2023), La panique woke (Alex Mahoudeau), La gauche n’est pas woke (Susan Neiman, 2024), etc. – les pamphlets visant à critiquer une prétendue idéologie wokiste sont nombreux et se multiplient depuis quelques temps déjà dans les différentes sphères médiatiques et politiques. Au-delà de cette offre littéraire, le champ lexical du wokisme est aux lèvres de nombreux journalistes et éditorialistes afin de faire croire à une forme de panique morale, de dérive de notre société, où le multiculturalisme, l’intersectionnalité et la remise en questions de nos modes de fonctionnement – en tant qu’individus mais aussi en tant que groupe – nous conduiraient inévitablement et irrémédiablement vers une défaillance alarmante de nos systèmes de valeurs ou pire encore, vers une chute de notre civilisation occidentale telle que nous la connaissons. Il y a une forme d’hostilité qui existe aujourd’hui quand il s’agit de qualifier des individus (souvent à gauche), qui se réclament d’idées et/ou de valeurs que l’on pourrait associer à ce fameux wokisme. Qu’en est-il exactement ? Et si, au milieu de cette marée d’émissions et de livres dressant un portrait peu flatteur de ce courant de pensée, nous inversions la tendance ? Pierre Tevanian, essayiste et philosophe parisien, se penche sur la question du wokisme au travers d’un œil affuté. Il contraste avec cette analyse du wokisme omniprésente dans les médias dominants. Le titre de son ouvrage tape du poing sur la table, clamant haut et fort “Soyons Woke !”, sous-titré par un qualificatif sobre et sans artifices – plaidoyer pour les bons sentiments – ce postulat nous invite à remettre en question les discours les plus hostiles et à regarder la pensée wokiste avec le recul nécessaire pour voir apparaître ce qu’il y a véritablement derrière les critiques émises à longueur de journée sur les plateaux de BFM, de CNews ou même parfois, sur certaines chaînes du service public.

    Le travail entamé dans ce livre par Pierre Tevanian est nécessaire car, comme énoncé précédemment, il dénote avec une hostilité ambiante à certaines luttes modernes. L’auteur tient à réhabiliter le mot “woke” qui est aujourd’hui presque devenu une insulte dans la bouche de certain.e.s. En effet, les prémices de ce courant de pensée est né dans les milieux militants et universitaires aux États-Unis afin de dénoncer différentes oppressions systémiques et remettre en question notre rapport à notre passé commun – qu’il soit colonial, industriel ou encore patriarcal. La première chose qui apparaît quand on parle de wokisme, c’est en effet que ce terme est bien plus souvent utilisé par les détracteurs de cette cause que par ses fervents défenseurs. En effet, depuis que l’ennemi de la droite la plus réactionnaire arbore un nom auquel tout le monde peut se référer, il n’aura pas fallu plus de quelques années pour voir fleurir les propos les plus abjects ou déconnectés des réalités de terrain pour nous parler d’une idéologie qui n’existe et ne se structure que dans leurs fantasmes. Contrairement à certains groupuscules de droite (ou d’extrême droite) qui se structurent et s’organisent afin de faire peser lourdement leur idéologie dans l’échiquier médiatico-politique (rappelons que la plupart des chaînes privées en France sont possédées par différents milliardaires dont les ambitions et l’agenda politiques crèvent les yeux), il n’existe – à mon sens – aucune chaîne populaire, avec une exposition médiatique forte, tenue par une personnalité qui se revendique woke (voir même simplement de gauche).

    L’espace médiatique est donc gangrené par un schéma de pensée bien ficelé et unilatéral (je vous renvoie à la liste susnommée en début d’article, qui est loin d’être exhaustive). Ce livre écrit par Pierre Tevanian est un acte éminent résistant et à contre-courant de la pensée médiatique dominante.

    Le livre se divise en plusieurs chapitres et entame une réflexion en plusieurs étapes. Cette dernière démarre avec la pensée des Lumières, mettant notamment en exergue qu’aujourd’hui, les plateaux de télévision et de radios ont plutôt retenu l’existence de despotes éclairés modernes (Michel Onfray, Eric Naulleau et autres Michel Houellebecq) – ces derniers dominent l’échange – en dépit de la diversité des points de vue qui, pourtant, nourrit le débat. L’auteur tente de nous présenter un éventail représentatif des points de vue qui peuvent être posés sur la tendance woke, remettant en cause certain.e.s réactionnaires plus à gauche, en remettant en question la littérature, le rapport à notre héritage intellectuel mais aussi, la récupération dangereuse et affirmée par les tranches les plus radicales de l’extrême droite.

    Ces différents points d’analyse nous servent à retirer de cette lecture des observations factuelles qui permettent à l’auteur de dresser un véritable plaidoyer pour une certaine tendance wokiste qu’il associe lui-même aux bons sentiments tels que l’empathie, l’ouverture à l’autre, la remise en question de ses privilèges, etc. Ces points que je viens de nommer sont la sève même de la rhétorique réactionnaire ; iels ont peur de perdre leurs privilèges et lèvent le poing sans cesse pour nous rappeler que nous sommes sous le joug de la sacro-sainte liberté d’expression, qui est intouchable. De ce fait, ils se dédouanent complètement de toute notion d’empathie ou d’écoute et leur liberté individuelle devient alors leur seul argument – iels défendront bec et ongle cette liberté qui ne peut leur être retirée… Mais est-il vraiment question de celà ? En effet, lorsque l’on écoute la plupart de leurs arguments (que ça soit dans des livres ou sur les plateaux), la plupart de leur argumentaire ne se base que sur l’expérience personnel et le ressentiment, pratiquement jamais sur des observations factuelles (jamais chiffrées, si ce n’est dans le cadre de sondages d’opinions qui ne servent que leurs propres intérêts). L’auteur cite de nombreux exemples au chapitre 2 de son ouvrage : du rêve de d’Alembert aux cauchemars de Braunstein.

    Pierre Tevanian conclut son essai en nous évoquant enfin son fameux “plaidoyer pour les bons sentiments” et il entame l’écriture de ce chapitre avec cette phrase d’Henri Jeanson : “On ne fait pas de la bonne littérature avec des bons sentiments.”, phrase qu’il relègue au rang de poncif lourd et trop souvent entendu (et répété) avec une véritable volonté de remise en question. Devons-nous véritablement faire feu de toute empathie, de tout bon sentiment, si l’on veut produire une œuvre (ou une analyse) dans de bonnes conditions ? La quête de vérité ne se trouverait-elle pas dans l’autre, à échanger, discuter et confronter les points de vue ? En effet, sa vision de ce que l’on appelle le wokisme est éminemment optimiste. Le livre nous rappelle que la pensée woke est avant tout une pensée centrée sur l’éthique du soin, de l’attention, du refus de la résignation et qui combat farouchement toute forme d’injustice. Dans une époque où le débat est de plus en plus polarisé, le livre de Pierre Tevanian fait un bien fou, car ce dernier est porteur d’espoir – voir utopique par moment (surtout dans son dernier chapitre) – mais ses mots m’ont parlé et ont raisonné à un endroit , et je ne doute pas que cette pertinence dans le verbe viendra toucher d’autres lecteurs et lectrices. Son essai, bref et percutant, nous rappelle qu’il faut retrouver le courage d’être du bon côté de l’histoire.

    Si je devais reconnaître un défaut au livre, c’est qu’il fait la part belle à certains débordements que peuvent rencontrer les milieux militants. Mais vais-je vraiment le blâmer pour cela ? Ce mouvement woke n’est pas exempt de défauts. Il doit même y avoir beaucoup à en redire. Cependant, il me semble judicieux d’amener un autre point de vue , qui est selon moi, plus que nécessaire, face à un espace médiatique qui se fascise de plus en plus et où la diversité d’opinions s’efface peu à peu au profit de figures populaires qui soumettent la pensée des individus et nous font basculer jour après jour dans une post-vérité insoutenable.

    Un livre que je conseillerais à toutes les personnes qui ont grand besoin d’un contrepoint sur la question !



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