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    Traffic, ou quand le message ne suffit pas

    Un film, ce n’est pas un essai. Aussi intéressant que puisse être le discours d’un long-métrage, il n’est pas possible de se reposer uniquement là-dessus. Il est une composante du film, tout comme l’esthétique, la bande-son, le montage, la narration, le jeu des acteurices. Et c’est en imbriquant toutes ces composantes qu’on juge de la qualité d’un long-métrage. Car, sur le papier, Traffic est une grande réussite. Le film suit un couple roumain immigré aux Pays-Bas vivant petitement et loin de leur fille restée au pays. Tout se bouscule lorsque Ginel participe au cambriolage d’un prestigieux musée dont la couverture médiatique oblige lui et son épouse à rentrer se cacher en Roumanie.

    D’un point de vue didactique, le film draine beaucoup de sujets aussi intéressants les uns que les autres. En premier lieu, la lutte des classes au sein d’une Union européenne qui se vend comme un bloc uni et solidaire, mais dont les disparités internes trahissent une forme d’hypocrisie et incarnent les méfaits du néo-libéralisme (et de son exacerbation de l’individualisme) à l’échelle de nations. Le film oppose un Ouest urbain et bourgeois à un Est rural et pauvre. Cette dualité trouve un bizarre point médiant dans les locaux de police bucarestois qui ne font partie ni de l’un ni de l’autre. Un entre-deux bâtard souligné par une réplique qu’un inspecteur roumain tient au conservateur du musée hollandais « Vous allez être surpris, mais nous pensons être “nous“ avec vous, même si, pour vous, nous sommes tous “eux“ ».

    Ces deux mondes ne se connectent qu’à la faveur de flux humains. Des flux soi-disant libres, mais dont le film met la mascarade en exergue par une dynamique très réaliste. Ginel et Natalia émigrent en Europe de l’Ouest sans le moindre capital (qu’il soit économique, culturel ou social), ils n’ont pour seule richesse que leur force de travail. Dans l’incapacité d’obtenir autre chose que leurs emplois précaires à cause de leur manque de formation et de leur non-connaissance de la langue locale, ils trouvent leur salut, la sécurité financière en l’occurrence, dans la petite délinquance. Cette délinquance fait naître un sentiment d’insécurité qui amène lui-même une hausse des discours xénophobes qu’observent Ginel et Natalia à la télé. Ainsi, une certaine tension croît entre les communautés et débouche de part et d’autre sur de l’indifférence. D’un côté, l’indifférence à entraîner la souffrance liée aux conséquences de la petite criminalité, de l’autre, la déshumanisation de l’étranger décrit comme barbare et non civilisé.

    Cette opposition entre deux mondes s’affiche aussi dans les différences de valeurs accordées aux biens. Les tableaux que Ginel vole ont une cote inestimable selon les mots du conservateur. Les infos hollandaises parlent, elles, d’un cambriolage à plusieurs dizaines voire centaines de millions d’euros. Cependant, ces Picasso, Matisse et consorts se révèlent invendables une fois dans leur petit village roumain. Incapable d’en tirer le moindre sou, Ginel se rabat sur la vente d’icônes trainant depuis des années dans la maison de sa mère. Ainsi, ces quelques tableaux sans importance pour nous se découvrent une valeur supérieure aux chefs-d’œuvre du monde de l’art, établissant par la même occasion un lien intéressant entre le caractère religieux des icônes et celui des toiles de maitre. Chaque contexte socio-économique a son dogme et sa propre hiérarchie des biens et de personnes et le passage de l’un à l’autre ressemble à une chimère. En effet, l’ambition de Ginel et Natalia de devenir ce qu’on nomme des transfuges de classes ne semble jamais véritablement accessible et la volonté d’établissement à long terme du couple n’apparaît que dans une courte scène, où la difficulté d’inscrire leur fille dans une école hollandaise s’avère extrême. Le retour à la case départ et à la pauvreté du village roumain est donc inéluctable, et cet European dream raté incarne le gouffre qui sépare les sociétés européennes.

    Mais derrière ces intentions plus que louables se cachent de grandes faiblesses narratives. Toutes résultant d’un malheureux choix de protagoniste. En adoptant le point de vue de Ginel pendant les deux premiers tiers du film, le long-métrage entraîne son spectateur auprès d’un personnage mou, antipathique, passif, soumis, incompétent, auprès d’un personnage qui n’évolue pas d’un iota, qui ne se rebelle contre rien, en somme auprès d’un mec un peu nase pour lequel on ne ressent franchement pas grand-chose. Or, on ne le répètera jamais assez, le protagoniste d’un film doit être le personnage affrontant le plus de conflits. Je ne dis pas ici que Ginel ne fait pas face à un dilemme, puisqu’il commet les exactions dont nous avons précédemment parlé à contrecœur. Mais il s’avère qu’un autre personnage est coincé entre deux feux : Natalia.

    Elle, son dilemme est de l’ordre de la loyauté, car se donnant les moyens de ses ambitions, sa parfaite maitrise de l’anglais ou son assiduité au travail par exemple, elle pourrait bien réaliser l’exploit de s’intégrer à terme à la société néerlandaise. Tentative qui s’incarne dans la relation entre Natalia et la mère mutique de son employeuse, relation qui se passe d’une langue commune et prônant la supériorité de l’humanité sur toute forme de différence. Mais cette potentielle assimilation devrait passer par l’abandon de son mari et sûrement de sa communauté. Ce choix est central dans la dernière partie du film où la question de sa loyauté la rendra ou complice ou témoin. De manière globale, ce personnage est l’opposé de celui de Ginel : vivante, persévérante, compétente, intelligente, elle a un objectif et fait tout ce qui est en son pouvoir pour l’atteindre. Qui plus est, ses dilemmes et ses conflits réifient parfaitement les intentions discutées plus haut. À l’inverse, ceux de Ginel ne sont que de l’ordre de la morale personnelle et du combat entre peur et courage. D’ailleurs, la com du long-métrage ne s’y trompe pas et la quasi-totalité de la bande-annonce est centrée sur Natalia. Une dissonance avec la réalité du film qui ne peut s’expliquer seulement par la notoriété croissante de l’actrice.

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    TrafficRéalisateur : Teodora Ana MihaiGenre : DrameActeurs et actrices : Anamaria Vartolomei, Ionuţ Niculae, Rareș AndriciNationalité : Roumanie, Belgique, Pays-BasDate de sortie : 23 avril 2025 Un film, ce n’est pas un essai. Aussi intéressant que puisse être le discours d’un long-métrage, il n’est pas...Traffic, ou quand le message ne suffit pas