Sur le tournage de Problemski Hotel

Publié en 2003 par Dimitri Verhulst, Hotel Problemski est né d’une expérience que l’écrivain et journaliste a vécue au sein d’un centre d’accueil pour réfugiés, pour les besoins d’un article. Alors qu’il rencontre le réalisateur Manu Riche, l’idée germe à deux d’adapter l’histoire au cinéma. Reposant sur une idée de vérité et d’authenticité et puisqu’il est question dans ce film de raconter des histoires, le réalisateur et la production font le choix de miser sur un casting inédit et international : les acteurs viennent de l’étranger et sont alors recrutés dans les écoles et les cours de danse et d’art dramatique ;  d’une certaine manière, ils évoquent leurs propres parcours. Dans la peau de Bipul – un demandeur d’asile qui ne compte plus ses jours de séjour – le danseur et performeur palestinien Tarek Halaby se veut le narrateur d’une histoire dont le sujet central n’est pas traité sous l’angle dramatique mais bien basé sur un ton comique et absurde caractéristique de l’écriture de Dimitri Verhulst. Néanmoins, la thématique de l’exil et de l’espoir résidant dans de tels lieux de transit ne peut que fatalement transparaître dans ce film réunissant une horde de figurants eux-mêmes issus de centres d’accueil pour demandeurs d’asiles. Le scénario – et c’est une des forces de ce film – a été adapté en fonction des histoires des acteurs eux-mêmes et le désir est affirmé de présenter « la vie normale » des migrants, un alignement d’existences à part entière.

L’histoire de Bipul est, en soi, déjà caractéristique puisque ce personnage en a depuis longtemps fini avec le rêve du départ vers une autre vie ; il a posé ses valises dans ce centre et il est devenu un membre permanent qui accueille et conseille les nouveaux arrivants. Un jour, alors que rien ne le présage, il fait la connaissance de Lidia (Evgenia Brendes, actrice au Toneelgroep d’Amsterdam) et toute sa vision est remise en cause. Soudain, Bipul entrevoit de nouveau la perspective d’une existence meilleure, ailleurs.

Au dixième étage de l’ancienne Tour BNP Paribas, au numéro 29 de la Rue Ravenstein, se tourne pour quelques semaines le film Problemski Hotel. C’est au cœur de ce lieu mis à disposition gratuitement par le groupe financier, que se trame l’histoire d’âmes en transit ; comme un paradoxe et le reflet équivoque d’un lieu désaffecté dans lequel la vie reprend son pouvoir.

Dans une pièce presque vide, assise à un bureau de fortune, alors que le panorama de la ville de Bruxelles s’étend au travers des multiples fenêtres, j’ai rencontré les comédiens Tarek Haraby (Bipul) et Gökhan Girginol, acteur et metteur en scène au KVS (Maqsood). Dans cette atmosphère d’époque de gloire révolue – dans cet espace où des anciens hommes de pouvoir ont dû jouer avec les cartes de la finance – il y a comme du surréalisme dans l’air et beaucoup de sincérité et de sympathie dans ce que les deux hommes me livrent au sujet du film :

Qui sont vos personnages ? Quels rôles jouent-ils dans le film ?

Tarek Halaby : je joue le personnage de Bipul qui est le personnage principal, ce qui signifie que le film s’articule autour de son point de vue. Mon personnage est donc en interaction directe avec les autres, dans ce centre d’asile où l’histoire se joue. Il est dans ce lieu depuis longtemps et il est dans une situation différente des autres puisqu’il est  en-dehors du principe d’identité ; il ne se demande plus s’il doit rester ou partir, s’il doit obtenir des papiers ou quoi que ce soit, car ce n’est plus une option pour lui. Il est bien dans ce centre. La plupart du temps, mon personnage agit comme témoin du quotidien du centre. Bipul s’occupe des autres personnes qui y sont et les aide dans leurs démarches tout en évitant de trop s’impliquer avec eux : il ne se permet plus d’être affecté par les relations. Il ne souhaite pas interférer plus que cela dans les existences des autres. Il est réaliste quant à la vie, il a une approche terre-à-terre de la destinée. Bipul prend la vie telle qu’elle se présente dans ce centre ; il n’essaie pas de relever des défis, il est cynique et c’est presque comme s’il avait abandonné tout espoir que sa vie change mais ce n’est pas tragique pour autant. Au cœur de cette histoire, quelqu’un vient faire pétiller son quotidien : le personnage de Lidia dont il tombe amoureux.

Gökhan Girginol : Je joue Maqsood qui vient de quelque part en Afghanistan mais il pourrait tout aussi bien venir de Turquie ou d’autre part. Il est là pour commencer une nouvelle vie. Sa famille a été tuée mais cet aspect n’est pas mis plus que cela en avant ; il apparaît dans la psychologie du personnage sans qu’on se focalise sur ce vécu. Maqsood a un plan : il veut se marier et recommencer sa vie mais son passé resurgit par moments, dans ses cauchemars par exemple. Il n’est pas comme Bipul, il attend quelque chose, il se bat pour cela ; il lit des théories et fait des calculs sur les femmes non mariées mais ce n’est pas un psychopathe (rires) ! Il sait bien ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Il se rapproche de Bipul tout en attendant son ami Tomaski dont il parle tout au long du film. Mon personnage attend pour tout : ses femmes, ses papiers et Bipul est comme un sauveur qui intervient pour lui. Il est en transit.

Le casting a été réalisé sur des bases originales puisque le recrutement des acteurs s‘est en partie fait au sein de groupes de performances divers (danse, art dramatique). Comment cela s’est-il passé dans votre cas ?

TH : Je suis danseur mais je connais la scène depuis longtemps ; je suis habitué à jouer avec du texte. C’est donc une activité familière pour moi de jouer la comédie ; c’est une grosse part de ce que j’ai toujours fait dans ma vie artistique et professionnelle. Lorsque quelqu’un m’a recommandé à Manu Riche pour le casting, il n’était pas question d’un personnage en particulier mais simplement de recruter des gens pour le film.

GG : Il en a été de même pour moi : à l’origine, j’ai passé l’audition pour Bipul et, alors que j’aidais aux répétitions du rôle de Maqsood, Manu m’observa et me dit qu’il me verrait mieux l’incarner plutôt que Bipul : on a essayé et c’était vraiment moi. Je me sentais mieux dans ce personnage-ci car je le comprenais mieux : l’interprétation était plus claire à mes yeux. Bien que Maqsood ne soit pas moi, il y a certains éléments que j’ai changés – j’ai rasé mes cheveux, j’ai enlevé mes bagues – qui m’ont fait me voir moi-même dans la peau de Maqsood. Le casting est très spécial et regroupe des gens de toutes origines : Iraq, Tchéchénie, Russie, Iran, Palestine, Gand. C’est expérimental ; comme Manu dit : quand nous sommes ensemble dans la pièce, il y a quelque chose pour laquelle nous sommes réunis qui va au-delà de la réalité commune. C’est un élément que j’apprécie particulièrement dans ce film car je suis metteur en scène et je crée moi-même pour le théâtre et la télévision. Jouer un des rôles principaux des films a été une surprise et j’avais très envie de le faire. Nous sommes comme une famille avec les autres comédiens mais rien à voir avec une secte ou une communauté de hippies (rires). Il y a de l’or dans l’air, quelque chose d’universel qu’on a créé ensemble.

TH : C’est comme lorsque des gens qui jouent dans le film vous annoncent que c’est leur dernier plan : nous avons passé du temps ensemble, nous avons appris à nous familiariser avec nos personnages et c’en est fini de l’aventure. Cela peut parfois me rendre un peu triste car je me demande si je n’ai pas manqué certains moments en étant trop concentré sur mon propre rôle et son interprétation.

Au vu de cette première expérience de long-métrage, comment avez-vous appréhendé cela ?

GG : Quand nous avons commencé le film, j’ai regardé les rush car j’avais été malade et je voulais être informé de ce qui avait été fait. J’ai cette manie sur le tournage de regarder sans cesse comment ça donne sur l’écran. Je ne suis pas un Narcisse mais j’ai besoin de vérifier que ça a été (rires).

TH : Tu n’es pas un Narcisse, tu le fais pour être plus critique envers toi-même. Pour ma part, je ne le fais pas ; peut-être parce que je suis plus concentré sur ce que je produis en moi ; je n’ai pas besoin de me voir sur l’écran pour avoir conscience de ce que je peux donner.

GG : Je veux faire des films plus tard – en fait, je veux tout faire (rire) : faire un film, écrire un livre,… -, c’est pourquoi je souhaite savoir comment être dans le film et comment le percevoir de l’extérieur. Je me regarde et je me dis : « C’est moi ? » puis je regarde Tarek et je me dis : « C’est lui ? ». Voilà deux fabuleux acteurs ! (rires) A ce moment-là, nous ne sommes pas ce que nous voyons sur le moniteur. Ça a été la plus grosse surprise que j’aie eue : essayer d’être quelqu’un d’autre car, dans les expériences précédentes – à la télévision notamment – c’étaient des rôles plus proches de moi qui s’exprimaient comme je le faisais moi-même. C’était constructif d’essayer cela, de changer réellement de peau et de rendre les choses un peu confuses.

TH : Toute l’équipe – le réalisateur, tous les gens ayant travaillé sur le script – y ont passé du temps et savaient dès le départ exactement ce qu’ils voulaient. Ils ne nous en ont simplement pas informé (rires). C’était très enrichissant de faire partie de ce type de processus de création.

GG : Quand tu ne sais pas quel est le plan, tu dois le sentir, tu dois cerner les clés et c’est ce que j’essaye de faire. Je ne me sens pas esclave de cela mais bien comme un suivant, un participant au projet et cela me donne de l’énergie. D’habitude, je regarde les gens jouer dans mes pièces et, là, le rôle s’inverse.

Ce film qui traite en toile de fond de la question de l’exil et de l’identité vous a-t-il changé ?

TH : Nous venons de ce type de situation mais, certainement, cette histoire nous rend plus humains encore. Cela ne fait pas référence à quelque chose d’abstrait : cela arrive à des gens partout. Dans un sens, je me sens plus ouvert à la perspective d’envisager es choses avec plus de profondeur, en me projetant sur ce que ces gens vivent au quotidien mais, dernière ce sentiment – et peut-être est-ce parce que c’est mon premier long-métrage -, je suis davantage immergé dans un processus technique d’apprentissage : qu’est-ce qu’être un acteur ? Comment évoluer devant une caméra ? C’est un défi que je me lance car c’est différent de la scène : j’ai dû apprendre à être capable d’oublier la caméra et à incarner un personnage comme s’il était moi même s’il ne s’agit pas de se transformer soi-même mais bien de jouer à être Bipul. C’est beaucoup de travail. Manu ne cherchait pas de réels acteurs  car, en tant que réalisateur de films documentaires, il veut davantage capturer des expériences.

GG : Ce sont en effet de « vrais gens » que l’on peut voir dans ce film dans le sens où il n’y a pas une préparation et une façon de jouer qui soient cloisonnées. Nous avons eu quelques répétitions mais davantage pour se connaître les uns les autres et non pas pour que Manu puisse nous diriger de façon rigide. Je suis allé en Turquie pour me faire une idée plus précise mais pas pour mettre en place une méthode de jeu : raser mes cheveux a été plus incident, par exemple.

Quels sont vos projets en cours ? Votre actualité ?

TH : Je travaille actuellement avec la compagnie de danse Rosas d’Anne Theresa de Keersmaeker et nous sommes en train de créer un nouveau projet : Golden Hours dont le titre est tiré d’une chanson du premier album de Brian Eno (album An Another Green World, 1975) dont la première aura lieu à la fin du mois de Janvier, à Bruxelles, au Kaaitheater. Après cette première, je commence un projet de musique contemporaine, à Bruxelles que je développe avec un ami chorégraphe : je vais composer la musique et nous écrivons les chansons ensemble.

GG : Après le film, je commence la mise en scène d’une pièce au KVS pour avril, je vais faire ma version de Robin des Bois : Robin Hassan Wood. Je reprends le squelette de l’histoire et je l’adapte à l’histoire du monde actuel. Je travaille actuellement sur l’écriture. Je donne aussi des cours de théâtre ouverts à tous, toutes les deux semaines, à Kriekelaar : le projet Transfo Collect. Ce n’est pas une école d’art classique mais bien une structure artistique connectée à la rue car j’ai toujours aimé me situer entre l’art et le social. Je fais aussi de la poésie et de la musique, je dessine et je suis en attente pour certaines auditions à la télévision belge.

Propos recueillis par Justine Guillard

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