Silence au Théâtre National

Théâtre jeune public – Marionnettes

Mise en scène : Bernard Senny de et par Julie Tenret et Isabelle Darras et un projet de Night Shop Théâtre

Du 25 mars au 30 mars 2014 au Théâtre National

Julie Tenret et Isabelle Darras abordent, à travers quelques moments partagés, le quotidien d’un couple âgé dans une maison de repos, à l’aide de marionnettes hyperréalistes.

Jean et Elise ne se parleront pas, ne s’adresseront pas à nous. Ce vieux couple installé dans une maison de repos, c’est d’abord dans la distance, instaurée dès le début de Silence, que nous les découvrons : en tant que personnages du jeu de Qui est-ce customisé auquel se livrent deux soignantes, qui s’amusent à deviner les noms de résidents de l’institution à travers une variante du célèbre jeu de questions. Est-ce qu’elle regarde les Feux de l’amour,  est-ce qu’il se perd souvent dans les couloirs : les petites cartes figurant les pensionnaires tombent brusquement, les unes après les autres. L’introduction, un peu longue, nous place d’emblée dans l’univers du jeu et de la manipulation : il y a d’un côté les professionnelles du home, comédiennes dont les mains expertes déplacent les décors et disposent autour de la table du petit déjeuner les petites effigies de carton aux sourires figés représentant les résidents. De l’autre, les personnes âgées, cartes de jeux, pantins proches de la désarticulation, marionnettes, au bord de la perte d’autonomie et de l’évanouissement.

C’est autour des marionnettes hyperréalistes à dimension humaine de Jean et Elise, prenant le petit déjeuner dans leur appartement, que le rythme de la pièce s’installe. Autour du silence, rompu par les bruits des cuillères à café et du froissement du journal : rythme des habitudes, des réflexes qui durent, du grattement d’une oreille, de lunettes qu’on réajuste, du plissement du nez. C’est dans ces détails infimes, que le médium de la marionnette nous fait voir avec efficacité, que se loge la vie. La manipulation des interprètes, extrêmement juste, a ce don de nous rendre attentif à ce qui, au quotidien, n’arrête pas le regard : le mouvement de la main qui tourne les pages, le recul des lèvres face à la chaleur du café. La beauté naît de la lumière ainsi faite sur la concentration et la précision que requièrent ces actes si simples, sur la distance qui sépare l’effort de la volonté pour les produire et leur banalité fluide.

Yves Kerstius

© Yves Kerstius

Silence, avant d’être une pièce sur la perte, celle qui troue la mémoire d’Elise, est d’abord une évocation de ce qui reste : mouvements qui fonctionnent encore, intimité construite par la cohabitation des manies, la conjugalité des habitudes, le partage répété de rituels minuscules. Le medium de la marionnette apparaît particulièrement efficace pour traduire cette communauté qui passe par le corps : dans l’habileté de la manipulation, on perçoit toute l’attention que portent les interprètes à leurs créatures, tout l’amour qu’il faut pour les animer. Et cette empathie se communique au public : comme les marionnettistes qui les aident à bouger, on a envie, nous aussi, de soutenir Jean et Elise, de faire partie du mouvement fragile et bienveillant qui les enveloppe et les porte l’un vers l’autre.

C’est quand les gestes d’Elise dérapent qu’on comprend sa désorientation et son éloignement : en une poignée d’attitudes qui tournent à vide, d’une grande force expressive, Elise nous échappe, recule, quitte Jean. Dès lors qu’elle disparaît, le rapport entre eux apparaît en dehors de leur proximité physique, dans le témoignage des autres : les bribes de leur vie évoquée par les soignantes, les images en super 8 de leur jeunesse rayonnante. Mais Silence ne s’écarte pas longtemps de son propos : dans une dernière scène, on revient à la matérialité, avec un Jean seul qui écoute la voix enregistrée d’Elise lui expliquant comment faire les crêpes à sa façon. Alors Jean refait les gestes, prend le temps, celui de l’appareil à gaufres qui chauffe, du cliquetis de la cassette insérée dans le lecteur, et même celui du repos de la pâte. La comédienne-soignante l’accompagne dans cette fête sucrée préparée pour les autres pensionnaires invisibles. C’est ici Jean qui mène le mouvement, qui entraîne la soignante dans une danse improvisée, qui maîtrise le temps, impose le sien, celui de l’attente et de l’attention portée à la voix hésitante, vieillie, cassée, d’Elise. A ce moment-là de la pièce, on ne voit plus la marionnettiste. Jean paraît s’animer seul : on voit sur scène un homme qui bouge tant qu’il le peut encore, qui choisit ses actes et sa fantaisie. Il n’a plus besoin qu’on l’articule. La marionnette a ce pouvoir de faire encore un peu jouer le corps, avant qu’il ne devienne une matière inerte. Toute la sensibilité de Silence, son équilibre et sa grâce résident dans cette émotion qui naît des derniers gestes, ceux qui servent à manger, à gratter, à tenir, mais qui gardent le pouvoir d’inventer, comme cet oiseau de papier bricolé dans un journal par Jean pour son Elise déjà lointaine, mais capable encore de faire bouger ses ailes.

A propos Emilie Garcia Guillen 113 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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