Robert Guédiguian : “Le silence de l’un libère la parole de l’autre”

Robert Guédiguian était à Bruxelles ce 14 novembre pour promouvoir son nouveau film « La Villa », sorti ce 29 novembre. Nous sommes allés à sa rencontre pour qu’il nous en dise un peu plus sur son travail de réalisateur, son nouveau film et la philosophie qui en ressort.

Le Suricate : Tout d’abord, félicitations pour « La Villa ». C’est un magnifique film.

Robert Guédiguian : Merci.

L.S. : Commençons par la place de la femme dans vos histoires : vous consacrez une grande importance aux personnages féminins dans vos films, et cela se voit assez particulièrement avec le personnage d’Angèle dans « La Villa ». Dans une interview avec votre compagne Ariane Ascaride, celle-ci a laissé entendre que chez vous, la femme n’est pas linéaire. Au contraire, c’est elle qui porte l’action, et c’est l’homme qui la suit. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

R.G. : (sourire) Est-ce que je suis d’accord avec ma femme ?

L.S. : (rires) Est-ce que vous avez le droit de ne pas être d’accord avec votre femme ?

R.G. : Je n’ai pas le droit, non… (rires). Oui, bien sûr. De manière générale, je pense que les femmes sont plus concrètes que les hommes. C’est-à-dire que dans les moments de crise dans la société, et de crise en général, les femmes continuent à agir. L’histoire le prouve : pendant les guerres, la résistance, dans les moments d’oppression et de dictature… Souvent, les hommes ont besoin de projets, de discours, pour pouvoir faire des choses. Ils en font, par la suite, bien évidemment. Mais les femmes sont plus immédiates, je pense. Du coup, c’est vrai que j’ai toujours eu des personnages féminins forts. Au moins aussi forts que les personnages masculins, sinon plus. Ça dépend des récits.

L.S. : Pourquoi accorder tant d’importance à la force de la femme ?

R.G. : Je considère que c’est surtout mon éducation qui y est pour quelque chose. C’est-à-dire que, contrairement à une idée très répandue, ce n’est pas dans les milieux populaires que la femme est le plus opprimée. Je pense au contraire que c’est chez les bourgeois. Pour ma part, j’ai grandi dans une famille où il y avait une forte division du travail. C’est vrai que les hommes faisaient certains boulots et les femmes certains autres boulots. Mais le pouvoir était partagé. Par exemple, ma mère donnait à mon père de l’argent pour des cigarettes. Elle était un peu ministre de l’économie et des finances. Et quand ma mère était absente, mon père savait laver, repasser, faire la cuisine et les courses. J’aimerais bien que l’on me donne des exemples de familles du 16e arrondissement à Paris où cela se passe comme ça…

L.S. : Dans « La Villa », on a l’impression que l’histoire se construit autour de l’évolution du personnage féminin, Angèle. C’est en effet elle qui, d’un point de vue émotionnel et physique, connaît le plus de mouvement. Êtes-vous d’accord avec cette supposition ?

R.G. : Oui et non. Si vous voulez, dans un film de ce type-là, parti sur un huis-clos – certes assez ouvert et profond au niveau des paysages – il faut trouver des lignes, des choses qui bougent et qui avancent. Sinon, on tombe dans l’ennui. Les évolutions, ce sont celles des rapports entre les personnages. Bien sûr, Angèle arrive alors qu’elle ne veut pas revenir. Elle va rencontrer ce jeune homme, une histoire d’amour se développe, à laquelle elle va finir par céder. Elle va renoncer au théâtre. Et finalement, elle va reparler à son père. Ceci dit, elle lui parle parce qu’il ne peut pas lui répondre. Dans ce cas-ci, le silence de l’un libère la parole de l’autre. Bref, Angèle suit effectivement un grand fil d’évolution. Mais les autres rencontrent des évolutions aussi, bien entendu. C’est important pour le huis-clos. Tout comme les rebondissements. Le vieux couple fusionnel que je fais disparaître, c’est une surprise qui me semblait nécessaire.

L.S. : Pour faire fonctionner le huis-clos ?

R.G. : Pour faire fonctionner le microscope, oui. Même chose pour l’histoire d’amour naissante entre Yvan et Bérengère.

L.S. : Etait-ce intentionnel de faire un jeu de miroir entre, d’un côté, Angèle, Joseph et Armand, et d’un autre côté, les trois enfants réfugiés ?

R.G. : Ah oui, tout à fait.

L.S. : Quel était le sentiment ou la métaphore que vous cherchiez à susciter chez le spectateur ?

R.G. : Je crois que… les trois vieux, là (sourire)… Au fond, au début du film, ils sont dépossédés d’une cause à défendre. Le monde, l’histoire, nos sociétés contemporaines… leur ont enlevé une cause qu’ils ont longtemps défendue et qu’ils ne peuvent plus défendre parce qu’elle n’existe plus. Et ils n’arrivent pas à vivre que pour eux-mêmes, ils ont besoin de vivre aussi pour les autres. Donc ils cherchent quelque chose d’universel à se mettre sous la dent, pour avoir une pratique et pour continuer une vie qui dépasse la leur.

L.S. : A l’instar de leur père…

R.G. : Oui. Et du coup, je pense que les trois enfants qui arrivent leur renvoient ça, le font renaître en eux. Ça va les remettre en marche. Et évidemment, ça va leur renvoyer l’image de leur enfance, puisqu’ils criaient aussi sous le pont quand ils étaient gamins. Ses scènes sont très construites pour dire quelque chose de précis. Plus largement que ça, je considère évidemment que les réfugiés et leur accueil ne peuvent que nous faire du bien, à nous, occidentaux.

L.S. : Pour continuer un peu sur ce miroir, on voit dans une scène que le petit frère de la réfugiée est décédé. Est-ce aussi un renvoi à la perte de Blanche ?

R.G. : Un petit peu. C’est mettre des signes mais ce n’est pas plus insistant que cela. C’est pour rapprocher les personnages. Très vite, les hommes et les femmes font tous des expériences identiques… On est tous pareils dans nos rapports avec la mort, avec la naissance, avec l’amour, avec le désamour… qui sont les mêmes, dans le monde entier, depuis toujours. Pour moi, c’est un signe de ça.

L.S. : En parlant du père, il joue un rôle prépondérant dans cette histoire. Son silence semble en tout cas renforcer sa présence symbolique. Quelle est, selon vous, la figure du père ? Dans cette histoire, mais aussi de manière générale ?

R.G. : C’est l’incarnation de l’ancien monde. Puis c’est le patriarche, c’est la fondation, c’est Dieu. C’est Dieu parce que c’est une figure archaïque. Ça l’est dans ce film-là, en tout cas. C’est lui qui a créé la calanque, il est le chef de cette idée. Et la figure du père en général, c’est vrai que c’est toujours la représentation de ce qu’il y a de plus symbolique. La mère, moins. Là, en l’occurrence, elle n’est pas là.

L.S. : Par curiosité, que représente la mère ?

R.G. : La mère, c’est plus moderne. C’est la vie elle-même, ce qui est un avantage. Même si dans nos sociétés, il n’y a pas vraiment de structures matriarcales… C’est toujours l’homme qui s’occupe de la reproduction symbolique et imaginaire.

L.S. : Parlons un peu de l’engagement politique. Dans une interview avec Le Monde, vous avez dit que vous vouliez faire passer une certaine forme de résignation dans « La Villa ». C’est quelque chose que l’on remarque surtout dans le personnage de Joseph. Qu’entendez-vous exactement par résignation ?

R.G. : Il faut faire attention aux mots : je veux parler de résignation combattive. Je ne veux surtout pas prôner la résignation sans adjectif. En général, j’utilise ce terme de « résignation combattive » pour parler de Tchekhov. Son œuvre me semble empreinte de ça. La résignation est de l’ordre du constat : on constate ce qui ne va pas, et surtout ce qui ne s’est pas amélioré et se reproduit comme si l’histoire n’avait pas existé. Il y a eu des génocide, des guerres… et il y aura à nouveau des génocides, des guerres. Et on se dit « cette putain d’humanité ne tire des leçons de rien, quoi ». Mais il ne faut surtout pas se résigner à cela. Si je dis « combattive », c’est parce que Tchekhov a une espèce de douceur par rapport à cela : ce n’est pas parce qu’il y a tout ça, qu’il faut baisser les bras. Néanmoins, il faut savoir que cela existe, et continuer à le travailler.

L.S. : Il s’agit de travailler vers quel horizon, à votre avis ?

R.G. : Il faut toujours travailler à ce que les autres soient aussi heureux que nous. Travailler aussi pour quelque chose qui nous dépasse, c’est-à-dire qui « fasse histoire », qui « se transforme en histoire ». Il faut se préoccuper de ce que notre activité continue, au moins un peu, après notre mort. Si on construit une maison, il faut pouvoir se dire qu’elle tiendra plus longtemps que le temps de sa vie. On peut planter un arbre, aussi, ou écrire un poème, ou avoir des enfants… Ou les trois, c’est ce qu’il y a de mieux !

L.S. : (rires) Vous avez fait les trois ?

R.G. : (sourire) Oui.

L.S. : Je souhaiterais parler du cadrage qui est très important dans ce film. Vous avez choisi, pour presque l’entièreté des scènes, de travailler avec des plans en poitrine. Pourquoi ce choix ? Quels en sont les avantages ?

R.G. : Je crois que sur un film de ce type, avec le huis-clos et la calanque, c’est inévitable. Parce que, du coup, l’histoire est très axée sur les personnages et leurs interactions. Il faut qu’on s’attache aux personnages, qu’on en voit l’incarnation. Il faut pouvoir voir leurs regards, leurs émotions. Cela pose la question de la mise en scène, qui est justement la question de la distance par rapport à ce que l’on filme. Est-ce que je suis suffisamment près de ce que je filme pour susciter de l’émotion ? Est-ce que je suis suffisamment loin pour ne pas submerger le spectateur avec une émotion qui supprime la dimension intelligente ? Il faut trouver un équilibre entre émotion et intelligence. Le spectateur doit être ému, mais il doit aussi réfléchir à ce qu’il voit. Avec des plans plus gros, on aurait étouffé, cela nous aurait amené dans la psychologie des personnages. Or, il faut garder un rapport entre l’individu et son environnement : la calanque, les autres personnages, etcetera. Il faut éviter de tomber dans l’écueil du mauvais film américain où on chiale pendant trois heures devant des gros plans et une musique trop dramatique.

L.S. : En parlant de musique, justement : il n’y en a pas… Sauf pour la scène du souvenir de jeunesse. Le choix du silence fait-il également partie de la mise en scène du huis-clos ?

R.G. : Non, en fait, je ne savais pas du tout comment avancerait le film. On est en plein dans la question du dosage. Elle n’est pas théorique, cette question. Elle est théorique quand on se la pose, évidemment, mais elle se résout dans la pratique. Elle se pose tous les jours, à chaque plan, et lors du montage et du mixage. On se demande en permanence si le point de vue qu’on adopte est le plus juste. D’ailleurs, en règle générale, je mets beaucoup plus de musique dans mes films. J’adore la musique. Mais ici, j’avais beau tout essayer, ça ne marchait pas du tout. Et vous savez pourquoi ? Parce que ça tuait les émotions. Ca les surlignait beaucoup trop. Au bout d’un moment, je me suis simplement aperçu que le film rejetait la musique.

L.S. : Le silence apportait justement la musique des vagues, du vent, des oiseaux, et caetera…

R.G. : C’est ça. Mais je ne pensais pas que ça avait cette force-là, que ça tenait la route sans musique. De mes vingt films, je crois que « La Villa » est celui dans lequel j’ai mis le moins de musique…

L.S. : Dernière question : Marseille… C’est votre ville natale, vous y avez tourné beaucoup de vos films. En ce sens, elle semble représenter un retour aux fondements, sans pour autant tomber dans la répétition. Votre style a-t-il changé en fonction des évolutions de Marseille ? Quand vous y retournez pour filmer, avez-vous l’impression de filmer quelque chose de différent ?

R.G. : Non… Enfin, oui. C’est difficile à dire. Marseille a changé, mais que le paysage disparaisse avec nous, c’est normal. Il faut s’y faire, c’est inéluctable. Néanmoins, je préfère tourner dans des endroits où cela n’a pas changé. Du coup, si l’on considère que le paysage fait partie des éléments de langage – ce qui est selon moi le cas de Marseille – je suis obligé aujourd’hui de beaucoup plus les chercher. Une industrie un peu plus lourde, par exemple, était un élément de langage dans le sens où il m’a servi à raconter des choses. Et c’était quelque chose que j’avais vraiment sous la main… Aujourd’hui, je dois poser plus de choix. Bien sûr, il y a des choses qui ont changé, et qui apparaîtront dans mes films. Par exemple, dans « Les Neiges du Kilimanjaro », on voit cette tour en plein milieu de l’autoroute qui fait tout le port à Marseille. Et si je fais un nouveau film à Marseille, je ferai un plan sur le Mucem, le nouveau musée. Mais pour le reste, en ce qui concerne ma ville, je suis plutôt attentif à ce qui n’a pas changé, à ce qui demeure…

A propos Mathilde Wynsdau 9 Articles
Journaliste du Suricate Magazine