Rencontre avec Didier Durieux : « Le ballet, la danse sur pointes… C’est éternel, je crois. »

Ce 1er et 2 décembre, Bruxelles présentera le Moscow City Ballet avec les grands classiques de Tchaïkovski : « Casse-Noisette » et « Le Lac des Cygnes ». Pour la société de production belge Ballets, ce spectacle signera la neuvième saison de présentation d’une des compagnies de danse les plus prestigieuses au monde. A un détail près : à la place du Cirque Royal, c’est le tout nouveau « Théâtre Palais 12 » qui accueillera ces danseurs venus tout droit de la capitale russe. Didier Durieux, directeur de Ballets et passionné des arts de la scène, a passé sa jeunesse au Cirque Royal. Dans cette interview, il nous explique le changement de salle, en passant par un aperçu du métier de producteur de spectacle, ainsi qu’une discussion sur l’avenir de la danse en général et du ballet en particulier.

Le métier de producteur : plus qu’un simple « relais local »

Vous êtes producteur et directeur de la société de production Ballets. En quoi consiste votre travail, exactement ?

En effet, je suis directeur de Durieux Communications, qui regroupe toutes nos activités de production. Ballets est l’entité qui représente aujourd’hui la majorité de notre travail, puisqu’on ne produit pratiquement plus que de la danse. Je me qualifie comme producteur, bien que la définition soit susceptible de varier d’un pays à l’autre. Le terme est d’ailleurs souvent confondu avec celui de distributeur, promoteur, organisateur, créateur… Pour ma part, je me considère comme producteur à partir du moment où je prends un risque total ; c’est-à-dire que je ne suis pas un représentant d’artistes ou de groupes d’artistes qui organiseraient une tournée en Belgique et pour lesquels la société serait un simple « relais local ». Au contraire, c’est toujours nous qui décidons des spectacles que nous allons produire. D’ailleurs, ce ne sont généralement pas des compagnies en tournée que nous choisissons de présenter. Par exemple, le Théâtre de La Scala de Milan, c’est nous qui sommes allé les chercher pour les amener à Bruxelles : là, nous avons tout monté de A à Z. Dans d’autres cas, nous pouvons même faire des productions cent pourcent « maison » : on a une idée, on contacte un chorégraphe à qui on peut donner carte blanche, et on finance le décor, les effets, etc.

Qu’est-ce qui vous motive dans le métier de producteur ?

Beaucoup de sociétés de production privées ont aujourd’hui pour motivation principale le financier. Personnellement, je n’ai jamais conçu ce métier dans ce sens-là. J’ai toujours voulu avoir la liberté de choisir exactement la production que l’on va mettre sur pied, raison pour laquelle je n’ai jamais accepté de fusionner ou de sur-grossir. Commercialement, ce n’est probablement pas ce qu’il y a de plus logique… Mais humainement, je crois compter parmi ceux qui exercent ce métier avec le plus de plaisir, parce que je choisis de produire des spectacles qui procurent à chaque fois de fortes émotions, et qui m’ont permis de tisser des liens d’amitié extraordinaires dans le monde du spectacle. Marie-Claude Pietragalla en est un exemple.

Le travail de « Ballets »

Pourquoi avoir choisi de produire des ballets en particulier, et ce, avec des compagnies venant principalement de l’étranger ?

Notre société s’appelle Ballets, mais on produit des spectacles de tous les styles de danse : contemporaine, néo-classique, etc. Certainement pas uniquement du classique. Récemment, nous avons notamment produit avec Pietragalla : Monsieur et Madame Rêve, La Tentation d’Eve… qui sont des productions ultra-contemporaines. Pour ce qui est de notre orientation internationale : lorsque nous avons commencé à produire plus de danse, l’Etat belge subventionnait fortement les compagnies de danse, les danseurs et les chorégraphes belges… Notre parti pris a donc été de faire venir des compagnies étrangères, qui ont de surcroît l’avantage d’offrir quelque chose d’un goût différent.

Vous avez régulièrement l’occasion de travailler avec des compagnies de danse de haut vol, notamment avec le Moscow City Ballet dont vous assurez cette année la production de « Casse-Noisette » et « Le Lac des Cygnes ». Comment pensez-vous que les rencontres humaines forgent l’entente artistique ? Dans quelle mesure avez-vous votre mot à dire sur la mise sur pied d’un spectacle ?

Il y a deux scénarios : si le spectacle existe déjà, je n’ai pas grand-chose à dire. Par contre, là où j’ai tout à dire et où mon choix est primordial, c’est : « quel spectacle » ? Par exemple, je peux recevoir une proposition du Tokyo Ballet qui voudra présenter sa nouvelle création. Ils prendront contact avec moi, et là commence un échange avec eux. Mon rôle, dans ce dialogue, sera de faire en sorte que leur spectacle corresponde le plus possible au goût et aux attentes du public belge. Parfois, il y a des plus grandes prises de risque, où on dose entre quelque chose qui sera plus adapté au public et quelque chose qui sera plus inconnu. En ce sens, l’entente avec la compagnie est primordiale, et facilite naturellement le processus de décision. Mon rôle, c’est donc vraiment le choix judicieux du répertoire, qui se fait en collaboration avec la compagnie de danse mais pour lequel je garde toujours une grande liberté. « Qu’est-ce qu’on présente ? » et « Comment le présente-t-on ? » sont les deux questions essentielles sur lesquelles nous devons débattre avec les compagnies de danse, et où il y a un réel jeu de « ping-pong » au niveau des propositions artistiques et techniques.

Le ballet en Belgique

Vous parliez de l’importance d’adapter vos spectacles au « goût » belge. Quel est selon vous ce « goût » ? Est-ce celui des nouveautés ou plutôt des classiques ?

J’ai beaucoup voyagé pour découvrir différentes compagnies et danseurs. J’ai donc vu beaucoup de publics différents et j’ai discuté avec eux. Honnêtement, mon expérience du public belge est qu’il a plus besoin de gros titres. Il a peut-être besoin d’être rassuré par des choses « connues ». Bien sûr, à côté de ça, il y a un public qui adore le risque et la découverte, mais proportionnellement, il est beaucoup plus petit. Dans d’autres pays, on n’aura pas nécessairement besoin de « locomotives » pour amener la foule. En Belgique, cela reste important. Même pour le public balletomane qu’est celui du Moscow City Ballet, nous avons plutôt intérêt à présenter des titres et des standards…

Mais cela ne vous empêche pas de produire des spectacles moins « mainstream »…

Pas du tout. On me demande souvent pourquoi je présente tout le temps les ballets de Tchaïkovski, mais il faut savoir qu’il y a vingt ans, on ne produisait plus du tout « Casse-Noisette » ou « Le Lac des Cygnes » en Belgique. C’est en voyageant à New York que j’ai découvert cette tradition de Noël, avec le New York City Ballet qui m’a énormément touché. J’ai alors décidé de ramener cette tradition en Belgique à un moment où cela ne se faisait plus du tout. Puis, nous présentons aussi d’autres productions moins connues : Roméo et Juliette, Cendrillon, la Belle au Bois Dormant, Giselle… Mais pas avec le même succès. Car, même si ce sont des noms connus, à nouveau, ils ne ramènent pas autant de monde que les classiques de Tchaïkovski… Et bien que je ne conçoive pas mon métier dans une optique purement financière, certains spectacles, comme « Don Quichotte », restent trop risqués à produire. Cela dit, les compagnies de danse étrangères adorent venir en Belgique pour leurs spectacles : d’un côté pour le travail humain que nous faisons avec eux, mais de l’autre aussi parce que la danse est très bien reçue par le public belge – si petit soit-il.

Du Cirque Royal au Palais 12

Vous avez opéré un changement de salle pour les représentations de ce 1er et 2 décembre : vous passerez notamment du Cirque Royal au Théâtre du Palais 12. Pourquoi ce changement ?

C’est une longue histoire. Tout d’abord, nous avons toujours été fidèles au Cirque Royal, parce que, pour nous, c’était la meilleure salle. C’est une salle historique, avec des fantômes de la danse dans chaque loge… Aussi, au niveau de la taille, c’est un idéal. Je suis contre les mégastructures pour la danse, c’est une absurdité qui découle du courant mercantile. La danse, il faut la présenter dans une salle où un contact peut se faire. C’est un peu comme le théâtre, il faut pouvoir le présenter dans des écrins, qui ont vécu et où les planches ont vu passer du beau monde. Pour moi, le Cirque Royal, c’est un peu cela. Maintenant, à cause d’une querelle politico-administrative entre le Botanique et la ville de Bruxelles, nous, les producteurs, avons été pris un peu en otage… La ville de Bruxelles a décidé de récupérer la gestion du Cirque Royal dont elle est le propriétaire, et qui était jusqu’à présent de location au Botanique. Le Botanique a dénoncé un vice de procédure, il y a eu procès sur procès… Bref, le Cirque Royal est désormais fermé pour une saison, et la ville de Bruxelles y fait des travaux de remise aux normes. On s’est donc retrouvé sans salle à la fin de l’été. Nous avions déjà réfléchi aux possibilités de replis, et nous avons très bien travaillé avec le Palais 12. Attention, nous n’avons pas déplacé le spectacle au Palais 12, mais nous avons créé une nouvelle salle dans le Palais 12 ! Celle-ci s’appelle « Théâtre Palais 12 » et commencera bientôt à accueillir des spectacles de ballet, de théâtre, etc. Elle possède un cachet unique, avec quelques surprises au niveau de l’aménagement… C’est notre petit « Palace ». A l’intérieur, le spectateur ne réalisera vraiment pas qu’il est au Palais 12.

En quoi cette salle diffère-t-elle du Cirque Royal ? Quels seront ses avantages ?

Le « Théâtre Palais 12 » possède une capacité identique au Cirque Royal, mais dans un confort d’accueil et de vision pour le public, ainsi qu’un confort technique au niveau de la production, qui est tout à fait incomparable. Le public entier sera assis en gradin, et de face. Contrairement au Cirque Royal où la majorité des spectateurs se trouve sur les côtés. C’est une salle intimiste, idéale pour la danse et le théâtre. Nous aurons une ouverture de scène plus grande de cinquante pourcent, ce qui va amener plus de liberté au niveau des décors et un nombre plus élevé de danseurs. Pour le public, il y aura une facilité d’accès car le parking se trouve à côté de la nouvelle salle. Celui-ci sera d’ailleurs gratuit ce 1er et 2 décembre pour les spectacles du Moscow City Ballet. Quand le Cirque Royal rouvrira, nous y retournerons pour nos productions, mais en jouant sur les deux salles. Nous aurons le Cirque qui est plus historique, et le Théâtre qui aura des avantages techniques pour certaines productions. De plus, cela nous permettra d’augmenter le nombre de spectacles que nous pouvons produire sur une saison.

Quel avenir pour le ballet ?

Sur les dernières décennies, les arts de la danse et de la musique ont progressivement pris une tournure de plus en plus évènementielle, notamment avec la montée en force de YouTube et des réseaux sociaux. Or, le ballet est une histoire que l’on développe, et qui prend plus de temps à être vue… A la lumière de ces évolutions, pensez-vous que le ballet perd de son charme ou de sa pertinence ? A-t-il intérêt à se renouveler ?

Sur les dernières années, tout s’est ouvert d’une façon impressionnante. Il y a une facilité d’accès aux choses qui a été rendue possible par la technologie et les réseaux sociaux. Je ne sais pas si c’est le foisonnement ou l’accès au foisonnement qui a changé aujourd’hui… Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il y a un foisonnement mondial de créativité qui est hallucinant au niveau de la danse. Je ne crois vraiment pas qu’il y ait des courants qui en surclassent d’autres. Il y a plutôt des modes qui viennent et qui passent. Par exemple, à un certain moment, le « mapping » (des productions vidéo de danse) a fait le buzz, et nous a fait penser que tout finirait par se faire dans ce style-là. Personnellement, je pense que cela a été artistiquement intéressant pendant deux ou trois ans, mais je ne crois pas que ce soit l’avenir de la danse. Cela va finir par fatiguer les gens… A l’opposé de cela, je crois que le public est extrêmement touché par des bêtes de scène, qui ont un charisme et un talent fou et qui prendront, seuls, deux mille personnes par les tripes. Et grâce à cette nouvelle facilité d’accès, on fait face aujourd’hui à des découvertes et à un dépouillement incroyables de ces génies de la danse. Bien sûr, ce que je dis est à nuancer puisque les multinationales de la production contrôlent ce qu’elles veulent bien montrer… Elles filtrent en fonction de ce qui les intéresse d’un point de vue financier. Il y a donc des choses qui, grâce à cette facilité d’accès, sont artistiquement très intéressantes ; mais ce n’est pas pour autant que les sociétés de production vont choisir de les présenter…

En termes de production de ballets, voyez-vous renaître des grands classiques comme ceux de Tchaïkovski, ou pensez-vous que ce courant touche à sa fin ?

Honnêtement, le ballet, la danse sur pointes… C’est éternel, je crois. C’est vraiment quelque chose qui revient. Nous, nous avons mis notre petite pierre pour réintroduire la danse en Belgique, mais dans le monde en général, cela a vraiment sa place. Ce qui est peut-être un peu frustrant, c’est qu’il n’y a plus vraiment de chorégraphes qui se lancent dans ce style… On est donc plutôt dans la répétition d’un répertoire, alors qu’il y a, à mon sens, encore plein de choses à faire. Bien sûr, il y a des créations en ballet, mais elles n’ont pas encore la teneur d’un Tchaïkovski. Par ailleurs, je crois qu’il pourrait y avoir des façons extraordinaires et différentes de re-présenter les ballets classiques. Aujourd’hui, on les présente soit dans des décors traditionnels, soit dans des médias pseudo-évènementiels où il n’y a pas réellement d’approche artistique… Or, je pense qu’il existe une troisième voie ; j’ai des idées à ce niveau-là, mais financièrement, nous n’avons pas encore les moyens pour les concrétiser… Mais j’estime qu’il y a quelque chose dans le ballet, dans son style et sa rigueur, qui est unique, rare… Et je crois qu’il a encore un bel avenir.

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A propos Mathilde Wynsdau 9 Articles
Journaliste du Suricate Magazine