Julien Bechara : « Oui, Stan Brenders a profité de l’Occupation Allemande »

Manneken Swing raconte l’histoire du chef d’orchestre Stan Brenders qui connaît une destinée internationale à partir de 1936. Pour avoir joué du jazz pendant la guerre sur les ondes allemandes, il est banni et condamné à la disgrâce. Une des figures culturelles les plus marquantes de la culture populaire en Belgique disparaît dans l’oubli, et dans la solitude…

Rencontre avec Julien Bechara, réalisateur de ce documentaire made in Belgium.

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Comment en êtes-vous arrivé à traiter ce sujet ?

David Deroy – qui est le scénariste du film – est le premier à s’être penché sur l’histoire de Stan Brenders. Il a entendu parler de ce musicien par Jacques Ysaye qui a fait du jazz plus tard dans les années 60-70 et qui lui expliquait qu’il y avait eu un musicien, Stan Brenders, qui avait été le haut du panier du jazz à une époque.

Puis un jour, David Deroy se retrouve à l’Archiduc près de la bourse et il voit dans le coin du café le portrait de Stan Brenders. Il a eu la chance de rencontrer Jean-Louis Hennart, le propriétaire du café qui raconta l’histoire de ce personnage qui avait lancé l’Archiduc dans les années 50 après avoir tout perdu et après n’avoir pas pu réintégrer l’orchestre de jazz de l’INR. L’idée est née de ça et David Deroy a creusé sur l’ascension, la consécration et la chute de Brenders.

Au travers de son histoire à lui, il y a l’histoire de la Musique Jazz en Belgique et aussi l’histoire de la Musique Jazz sous l’Occupation. Le grand souhait de David était de raconter la Grande Histoire par la petite histoire.

Est-ce que ça a été votre travail de retrouver des archives ou, en tant que réalisateur, vous êtes arrivé plus tard sur le projet ?

Je suis arrivé quand David Deroy avait déjà dégrossi une grosse partie du travail de recherche. Il n’existait pas de biographie sur Stan Brenders. La VRT a sorti, pendant les années 80, une sorte de chronique, Jazz in België, qui éludait totalement la période de la guerre. C’est très drôle parce qu’on on arrive à la fin des années 30 et puis on reprend aux années 50 ; faute d’images mais aussi d’audace à mon avis…

David a commencé à constituer une trame en allant au MIM (Musée des instruments de musique) qui renferme la collection de Robert Pernet, le plus grand collectionneur de jazz en Belgique à cette époque. En allant trouver le propriétaire de l’Archiduc et les derniers musiciens vivants, c’est-à-dire un seul trompettiste qui avait fait partie de l’orchestre de Stan Brenders, il a amassé peu à peu des photos, des coupures de presse, des articles, ainsi que des courriers qu’il a retrouvés chez les derniers survivants de la famille. Sur cette base, il a voulu construire un scénario.

Quand j’ai été appelé pour faire le film, je me suis penché sur le scénario qui était encore très journaliste, encore trop exhaustif. On a commencé à le recentrer sur la figure de Stan Brenders pour créer une dramaturgie. C’est un phénomène d’aller-retour, on travaille sur le scénario et sur le montage ; puis on a rajouté des informations supplémentaires sur Georges Gershwin (Ndlr : célèbre jazzman américain). On aimait bien la comparaison avec ce que Stan Brenders poursuivait comme idéal.

En tant que réalisateur quel a été votre travail, étant donné que la plupart du film est fait d’images d’archives ? Comment écrit-on un film dont les images sont déjà tournées ?

C’est intéressant parce que mon travail a été d’illustrer. Le parti pris du film, c’était de le  réaliser sans interview. Pour parler d’un sujet aussi technique et savant que le jazz, on pourrait se demander pourquoi nous n’avons pas eu recours à des interviews de spécialistes, d’historiens, de musicologues… Mais on n’en avait pas envie dès lors qu’on s’est rendu compte qu’il n’y avait plus (ou peu) de survivants de l’Orchestre ou de personnes ayant connu cette période. On s’est dit que ça allait tomber dans un discours de spécialistes.

On s’est rabattu sur l’option du conte radiophonique. On savait donc ce qu’on voulait raconter, maintenant la question était de savoir comment le raconter. On était au courant des archives [vidéo] auxquelles on avait accès. Pour tout le reste, on a animé les photos et les courriers pour les rendre plus dynamiques. On a jonglé entre les différentes sources de médias qu’on avait, en sachant qu’il y avait des chapitres qu’on ne pourrait pas illustrer comme c’est le cas après la Guerre. Malheureusement, on a dû couper court à cette période mais en même temps c’est celle où il a le moins fait. Il n’y avait dont pas énormément à raconter.

Comment raconter la vie d’un homme uniquement en se basant sur des informations factuelles qui ne peuvent décrire ses aspirations, ses idéaux ? C’est un travail d’interprétation et de compréhension des archives…

Oui ! D’une part on s’est basé sur ce qu’il a écrit dans ses courriers, surtout ceux qu’il a écrits après guerre mais aussi ceux d’avant guerre dans lesquels il décrit l’excitation qu’il avait de prendre la tête de l’orchestre de jazz de l’INR. On pouvait sentir son tempérament de doux rêveur, d’idéaliste, de mélomane, de mec besogneux. Il travaillait énormément. Cela, on l’a ressenti au travers des écrits d’avant-guerre.

C’est sûr que pour ce qui se passe après la guerre, c’est plus tendancieux. On se doute bien qu’il n’allait pas écrire des courriers en avouant qu’il avait été un résistant de la dernière heure. C’est nous qui avons dû l’apprécier par rapport à ce qu’on savait de lui et à ce qu’il laissait entendre. Il a quand même écrit une liste de ce qu’il a fait comme activités de résistant mais ce n’était pas énorme. Il n’a pas installé des émetteurs pour qu’on puisse relayer les ondes des alliés, il n’a pas été planqué des bombes. C’était un travail assez silencieux…

Après ça on aussi eu recours à ce que les gens qui l’ont connu, étant très jeunes, ont pu nous dire de lui. C’était un grand sensible, un rêveur, ce n’était pas un mec intéressé par l’argent, c’était un esthète. Au travers de ça, on a dû recoller les morceaux, c’était un travail d’interprétations et de fantasmes. Je pense que, comme le film fonctionne sur le thème du conte, les gens nous excuseront d’avoir parfois pris des raccourcis. On ne ment sur rien mais il y a des choses qui sont naturellement plus romancées. Je pense tout de même que c’est fait en toute honnêteté.

Le film prend clairement le parti de Stan Brenders, vous avez voulu redorer son image qui avait été ternie après la guerre ?

C’est sûr qu’il y a un travail de réhabilitation artistique. Chaque fois que je parlais de mon projet sur le jazz des années 30 en Belgique, les gens me citaient des noms que je connaissais mais jamais celui de Stan Brenders. Moi-même, quand j’ai été approché par David Deroy je ne savais pas qui il était. J’étais à mille lieux de comprendre tout le mouvement qu’il y a eu autour de lui et des autres musiciens talentueux de l’époque. Alors oui, il y a un parti pris, si pas de le réhabiliter – même si le film le fait clairement – en tout cas de mettre en perspective [son histoire] par rapport à ce qu’on fait d’autres gens à ce moment là. Par exemple, Jean Omer et Fux Candrix qui étaient les deux autres grandes vedettes de l’époque, sont partis jouer en Allemagne pour faire des tournées. Ils ne feront que quelques mois de prison ce qui n’est pas trop cher payer en comparaison de ce que Stan Brenders a subi.

Son malheur à lui, c’est d’avoir été à la tête de l’orchestre de L’INR. Je pense que l’INR a pris pour prétexte les faits reprochés à Stan pour restructurer la maison après guerre. On voulait se débarrasser d’un matos qui coûtait cher et le remplacer par des enregistrements, qui avec l’ouverture du marché aux américains, arrivaient par milliers. On passait du jazz Anglo-Saxon, surtout pas du jazz belge qui était le jazz de l’Occupation.

Le parti pris était de donner une tribune à Stan mais on laisse aussi au spectateur l’appréciation de juger : s’il sent que Stan était un peu un résistant de la dernière heure, il ne se trompe pas trop…

Est-ce que ce film n’a pu sortir que maintenant car on a, aujourd’hui, assez de distance par rapport aux faits de la Deuxième Guerre Mondiale ou parce que personne ne s’était intéressé au sujet auparavant?

Clairement les deux. Je pense que Stan Brenders a été un grand oublié et qu’aujourd’hui on aime bien se pencher sur toutes les musiques contemporaines. Le film parvient à raconter l’histoire d’un homme dont on ne possède aucune image animée, ni interview. La figure reste mystérieuse. On peut se demander si l’histoire n’aurait pas fait un meilleur bouquin. Mais, dans un bouquin, on n’a pas les sonorités, ni Bruxelles en mouvement… Je pense qu’on a pris des risques et que ça nous a réussi parce qu’on a beaucoup travaillé à rendre l’histoire intelligible, compréhensible et romancée.

Aussi, pendant les années 50-60, Brenders était encore vivant, on ne pouvait pas parler de lui. Il est mort en 69 et a été tenu dans un discrédit énorme. Qui plus est, on n’avait pas encore le recul de l’histoire qui nous permettait de comprendre que l’épuration a été faite de manière expéditive parce qu’on devait se donner bonne conscience. Aujourd’hui, ça peut resurgir en posant les questions différemment.

Ce que j’ai appris aussi n’étant pas un historien, ni spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, c’est que la guerre en Belgique n’a duré que 18 jours et puis que la vie a vite repris ses droits. Les Allemands serraient bien la bride mais les salles de spectacles ont rouvert, la vie continuait, Bruxelles n’a pas été détruite au sens propre du terme. La guerre, c’était quelque chose qui était loin et la propagande allemande gardait un couvercle là-dessus.

Le film pose surtout la question des collaborations, parce qu’on est habitué à la collaboration qui est le fait de livrer des juifs, de débusquer des réseaux de résistants, etc. Si quelqu’un veut taxer Stan Brenders de collaborateur au sens le plus horrible du terme, il faut se rendre compte qu’ils sont nombreux à avoir collaboré bien plus que lui… Mais, le film explique qu’il profitait de l’occupation. C’est important. On le dit, à un moment donné, il fera mine de quitter l’INR alors que ce ne n’est pas son intention. Il avait envie d’y travailler. Pour conclure, oui Stan Brenders a profité de l’Occupation Allemande. Si c’était vraiment un collaborateur, c’est à chaque spectateur de l’estimer.

Dans le film, on retrouve le Tivoli Band qui était présent lors de la première du film à Flagey pour un petit concert, les sons sont-ils d’époque ou ont-ils été réenregistrés ?

Effectivement les morceaux ne sont pas identifiés dans le film. La plupart des morceaux que l’on entend, avec les grésillements des 78 tours, sont des enregistrements de Stan de l’époque. Le Tivoli Band ne joue que lorsqu’on les voit à l’écran. Le reste est du jazz d’époque dont les enregistrements sont disponibles au MIM ou à la KBR. C’est une question intéressante car il faut savoir aussi qu’il n’existe aucune compilation de Stan Brenders…

 

A propos Mathilde Schmit 35 Articles
Journaliste

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