J’abandonne une partie de moi que j’adapte aux Martyrs

Conception et mise en scène par Justine Lequette avec Remi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puilbaraud et Lea Romagny au Théâtre des Martyrs jusqu’au 9 décembre. Crédit photo : Dominique Houcmant Goldo

Après avoir reçu le prix de la critique théâtre-danse-cirque 2017-2018 dans la catégorie « meilleure découverte », J’abandonne une partie de moi que j’adapte est repris pendant une semaine au Théâtre des martyrs.

« Êtes-vous heureux ? » C’est la question que Jean Rouch et Edgar Morin posent dans leur cinéma-vérité Chroniques d’un été. Dans un processus de recherche, ils interrogent le bonheur et sa place dans la collectivité, en partant à la rencontre de femmes et d’hommes de milieux et de passés différents. Ils remettent en question la valeur du travail et notre relation avec.

Ce film résonne avec notre époque dans un troublant anachronisme. C’est ce que Justine Lequette a dû sentir, car elle décide de l’utiliser comme point de départ et support de sa création. Ainsi, les comédiens reproduisent les rencontres qui ont lieu dans le documentaire en intervertissant sans cesse les rôles. Ils nous plongent dans l’univers retro des années 60, où l’on fume, où l’on réfléchit longuement en parlant et où l’on danse le rock avec fougue. La magie cristallise, nous sommes plongés dans ce voyage temporel.

« Faut-il s’adapter ? » Comme le titre l’indique, s’adapter peut être aussi, en partie, renoncer. Que faire de nos idéaux quand ils contrastent avec la société dans laquelle nous vivons ? La pièce témoigne d’un après mai 68 avec un constat douloureux. Entre rêve et désillusion, les comédiens traversent 60 ans de changements intenses. Ils brisent les frontières de la scène en nous regardant et en entrant dans le public. Les époques se font face, la rencontre avec nos parents ou bien notre passé opère. On apprend de leurs engagements et de leurs convictions.

Dans une époque où le progrès constant rime avec concurrence, l’homme peine à trouver sa place dans son individualité comme dans le collectif. Le travail est remis en question, et les médias ne cessent de dire que demain sera pire. Face à ce constat, les comédiens répondent d’un jeu et d’une joie vibrante de présent. 

« Ça va ? » résonne dans l’époque contemporaine. La question est renversée : elle ne demande plus comment l’on se sent mais si l’on avance. Le monde est en perpétuelle évolution, et il faut en saisir le mouvement. Il est ce qui nous tient en vie, ce qui fait que nous sommes en lutte constante, et que nous avançons. Ce sont des corps brulants en activité qui témoignent de leurs propres ruptures avec le monde, dans un geste de résistance et d’espoir. 

L’expérience mise en place par Jean Rouch et Edgar Morin interrogeait le collectif, l’équipe théâtrale choisi de la vivre à leurs tours. Grâce à une écriture de plateau riche d’improvisation et de pluridisciplinarité, la pièce est audacieuse. En travaillant ensemble pendant des mois, ils exposent sur scène « le vivre ensemble » que leurs prédécesseurs questionnaient. Composés d’extraits de différents auteurs et musiciens, la pièce adapte et reconstruit le passé avec des sensibilités présentes. Les comédiens apprennent, partagent et transmettent, en nous offrant une collaboration réussie. J’abandonne une partie de moi que j’adapte nous livre un théâtre du présent et de l’Histoire, bercé par la nostalgie du compositeur Aphex Twin.

A propos Luna Luz Deshayes 29 Articles
Journaliste du Suricate Magazine