Enfants du Hasard, mémoire de nos (grand-)pères

Enfants du Hasard

de Thierry Michel et Pascal Colson

Documentaire

Sorti le 22 mars 2017

Le 31 octobre 1977, le charbonnage du Hasard – situé à Cheratte en région liégeoise – fermait ses portes. Depuis, le site est resté à l’abandon, faisant la joie des urbexeurs de tous horizons. La nature a rapidement repris ses droits au sein de l’ancien site minier et les graffitis sont peu à peu venus recouvrir la pierre usée des bâtiments. Alors que des projets de réhabilitation sont en train de voir le jour, les réalisateurs Thierry Michel et Pascal Colson livrent un doux poème filmique visant à honorer la mémoire du site et de la communauté établie alentour.

Durant un an, les deux réalisateurs ont ainsi filmé les élèves de la petite école communale située au pied du charbonnage. Ceux-ci, arrivant en fin de cycle primaire sont en majorité issus de l’immigration turque, leurs grands parents étant venus s’installer dans la cité minière avant la fermeture du site. Cheratte abrite en effet une importante communauté musulmane. À l’heure des attentats terroristes, de la perte de repères et du repli identitaire, ce film va choisir de diriger les projecteurs sur des jeunes en pleine construction, sur leurs insouciances, leurs peurs, leurs rêves, leurs espoirs et leur perception du monde. À travers une analyse de leur passé familial, les élèves vont ainsi interroger leur avenir.

D’entrée, il semble utile de souligner l’importance d’un tel film. La mémoire ouvrière  s’éteint peu à peu et les charbonnages (de même que l’héritage industriel liégeois) s’effondrent lentement, quand ils ne sont pas tout simplement détruits. La troisième génération d’immigrés oublie alors parfois les raisons de sa présence sur le territoire belge et les sacrifices entrepris par ses ancêtres pour venir s’établir en Belgique. Néanmoins, Enfants du Hasard n’est pas un film sur le charbonnage du Hasard ou sur le monde minier. Le charbonnage constitue ici une porte d’entrée vers une communauté constituée à partir de cette industrie. À travers l’apprentissage scolaire des enfants et diverses interviews de ceux-ci, Thierry Michel et Pascal Colson vont exposer le mode de fonctionnement du microcosme turc de Cheratte.

Au cours de cette année scolaire, les enfants vont être confrontés à des phénomènes de société qui les amèneront à réfléchir sur le monde, à commencer par les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 qui permettront à leur institutrice d’introduire la problématique du terrorisme. Viendra ensuite le suicide d’une adolescente victime de harcèlement scolaire. À travers ces faits de société, les élèves seront confrontés à la différence et à l’importance du regard d’autrui. De là naîtront des questionnements : les terroristes pratiquent-ils le même islam que nous ? Pourquoi font-ils ce qu’ils font ? Nos jugements peuvent-ils heurter les autres ? Comment faire pour que ma différence, ma culture s’insère dans la société ? Comme l’indiqua par la suite Thierry Michel, ce film est pour eux une « leçon de vie, leçon de démocratie, leçon de société ».

Les réalisateurs interrogeront également les enfants sur des points inhérents à leur culture, leur religion, notamment en questionnant ceux-ci sur le voile. Et l’un des garçons de répondre « Avec, c’est notre religion. Quand c’est sans, elle est plus belle », ou une autre : « Je veux porter le voile car c’est dans ma religion ». Ces points mettront en évidence une présence communautariste forte qui se marque chez les enfants dans leurs discours sans qu’ils semblent toujours mesurer le pourquoi des choses. Comme par exemple la volonté d’une des filles de se marier avec un turc, parce que pratiquer la même religion lui semble important, sans pouvoir considérer l’éventualité de tomber un jour amoureuse d’un Belge.

En toile de fond, le charbonnage du Hasard, sans cesse filmé depuis la cour de l’école, possède des allures de citadelle médiévale surplombant la Cité. Au moyen-âge, le Seigneur, de par cette visibilité et cette position dominante, offrait à ses serfs un sentiment de protection. En choisissant de filmer le plus souvent le Hasard sous cet angle, les réalisateurs dressent un parallèle, le charbonnage ayant permis aux mineurs de s’installer durablement et de bénéficier d’un niveau de vie bien meilleur que celui qu’ils avaient en Turquie. En témoigne le grand-père d’une enfant qui racontera la misère de son pays et la chance d’avoir pu venir à Cheratte malgré les dangers de la mine : « En travaillant au charbonnage, j’ai appris à manger, à m’habiller, à vivre ». La terre promise n’est alors plus « America, America » comme le filmait autrefois Elia Kazan, mais « Cheratte, Cheratte » !

Enfants du Hasard est un film passionnant qui parvient à honorer le microcosme turc de Cheratte sans pour autant gommer ses contradictions. Les deux réalisateurs parviennent d’un bout à l’autre à conserver leur objectivité, conscients de ne pas appartenir à ce monde et de ne pas avoir la légitimité pour porter un jugement. Ce sont donc les enfants qui, par l’innocence de leurs remarques, mettront en évidence les limites du communautarisme : « On est toujours avec tout le monde, mais on est toujours enfermé. Toujours ensemble… ensemble. On ne sait pas aller avec d’autres gens ». Il s’agit d’une réalisation remplie de tendresse et d’humanité. Plus encore, il s’agit d’une véritable ode à l’enseignement qui montre que c’est par le dialogue, le respect, la tolérance et l’investissement des enseignants que nos sociétés peuvent évoluer ! D’un point de vue mémoriel, il souligne encore l’importance d’honorer les sacrifices entrepris par nos ancêtres et de partager une mémoire commune interculturelle. Il permet enfin de constater que l’on ne naît pas avec telle ou telle idée préconçue mais que c’est l’influence du milieu qui peut parfois créer les différences. En effet, une « leçon de vie, leçon de démocratie, leçon de société ».