Ni Dieu Ni Maître. Auguste Blanqui, l’enfermé

scénario : Maximilien Le Roy
dessin : Loïc Locatelli Kournwsky
éditions : Casterman
sortie : mars 2014

Comme son titre l’indique, Ni Dieu, Ni Maitre retrace la vie à la fois tumultueuse et d’ascèse (forcée…) d’Auguste Blanqui, révolutionnaire français du XIXe siècle qui passa près de la moitié de sa vie en prison (d’où son surnom « l’Enfermé »).

C’est avec un Blanqui vieillissant et privé de liberté que s’ouvre l’histoire de Ni Dieu Ni Maître. Revenant sur sa vie en s’entretenant avec un journaliste, le récit nous embarque par la voix de Blanqui lui-même : un procédé ayant fait ses preuves et dont on peut dire qu’il est utilisé à bon escient.

Pétri de l’imaginaire encore frais de la Révolution française, Blanqui fait partie de ces personnages qui n’ont jamais voulu abandonner l’idée que le peuple pouvait faire irruption dans l’Histoire. Et bien qu’en filigrane, mais présent sans qu’il faille trop forcer le regard, l’ouvrage nous montre cette curieuse proximité quasi organique- qui n’a donc rien d’un télescopage- entre la pensée libertaire plébéienne (voulant s’affranchir des Dieux et des Maitres, donc) et le mysticisme quasi religieux de l’utopie révolutionnaire (ou « socialisme métaphysique »). S’il a néanmoins pu faire preuve d’un réalisme anthropologique d’une grande acuité, il lui a sans doute manqué la formule de Spinoza qui postule qu’il « faut prendre les hommes tels qu’ils sont et non telles qu’on voudrait qu’ils fussent ». Formule qu’il convient non pas de lire dans un sens « conservateur » : car si les hommes sont ainsi maintenant, ils pourraient être différents plus tard… (1)

Le récit proposé ici accorde une large place à la description d’un Blanqui propagandiste et surtout complotiste. De fait, il ne cessa de créer des fratries, et autres sociétés secrètes (mais interviens également très souvent dans le débat public par la création de journaux polémiques) dans le but de mener une avant-garde armée qui donnera le coup d’envoi de la révolution prolétarienne, les couches populaires étant censées s’y agréger. Il aura plusieurs fois l’occasion de fulminer contre l’apathie des gens de son temps…sans pour autant remettre fondamentalement en question ses modes d’actions et d’insurrections. Faisant état de ses nombreuses défaites (il ne participera même pas à la Commune de Paris) le récit nous conte pourtant l’histoire d’un antihéros toujours fougueux, rarement aigri.

Les auteurs ont très bien mis en avant ce caractère jusqu’au-boutiste de Blanqui. De fait, le choix ayant été fait de coller au plus proche de Blanqui (pas de digression), on s’aperçoit très vite que la passion révolutionnaire qui l’anime est presque autant une orientation politique qu’un mode de vie. On le voit dans l’évolution de sa relation avec le journaliste venu l’interroger dans sa prison et qui constitue le fil conducteur du livre : d’abord réticent à se dévoiler, ce rendez-vous hebdomadaire devient vite quelque chose qui lui est nécessaire. Le lecteur lui-même est frustré quand arrive le gardien stipulant la fin des entretiens !

L’action révolutionnaire de Blanqui, nous dit Alain Pessin (2) , s’inscrit dans un cadre mythique : elle est donc inactuelle. En d’autres mots, ce qui donne la force à Blanqui de continuer contre vents et marées, c’est que pour lui, « la révolution est une expérience toujours vivante, toujours possible quoi qu’il en soit des conditions sociales et politiques, de réitération de l’expérience inaugurale qui décerne leur identité à tous les révoltés du siècle. » En cela, il exclut de prendre en compte les contingences auxquels les hommes font face.

Plus que le caractère circonstanciel des défaites, c’est bien cette vision de la révolution comme événement hors du temps, donc toujours possible, qui constitue- à titre plus subjectif – un puits sans fond d’enthousiasme révolutionnaire. Et c’est en cela que la BD de Kournwsky et Le Roy est passionnante : un enthousiasme toutefois teinté de pessimisme, et pas seulement à cause des aléas de la vie. Encore une chose très réussie dans cette bande dessinée : le bel exercice d’équilibrisme entre le caractère indéniablement austère de Blanqui et son côté presque trop humain.

La difficulté que Blanqui aura eu tout au long de son engagement politique – tout comme dans son passage à la postérité pour des raisons quelques fois contradictoires – aura finalement été de transmettre le message de lutte contre la résignation, et que résume parfaitement – et vraisemblablement involontairement – John Cage : « La situation étant désespérée, tout est maintenant possible. »

Plus formellement, dans le monde des adaptations biographiques, il est toujours réjouissant de tomber sur un ouvrage comme Ni Dieu Ni Maître. Si celui-ci est si réussi, ce n’est pas tant par son originalité folle que par la parfaite maitrise de son sujet et le dynamisme de son récit grâce aux flashbacks parfaitement intégrés. Classique, certes, mais efficace, car bien réalisé. Le récit s’en trouve non seulement délinéarisé, mais il offre également aux auteurs la possibilité de recontextualiser en amont les événements – subis ou provoqués- de la vie de Blanqui.

Notons également, et c’est peut-être là que se cache la plus grande qualité de cette BD, que les auteurs ont réussi à ne pas nous assommer de textes kilométriques tout en nous faisant bien saisir la profonde complexité et ambiguïté d’un personnage comme Blanqui, ainsi que la situation historique du moment. Même si, et c’est une des limites de l’exercice – et sans aucun doute pour le mieux ! – on n’y trouvera pas de quoi remplir un manuel scolaire : au lecteur d’aller enquêter, par exemple, sur des personnages comme Clémenceau ou Thiers si celui-ci ne les connait pas, même si cela n’est pas vital pour saisir le récit.

Très dynamique également, le trait de Kournwsky pourrait cependant en dérouter plus d’un. Loin de la ligne claire, son dessin est vif, soigneusement gribouillé…mais toujours précis. La restitution de la France du XIXe siècle est convaincante même si, avec ce type de dessin, nous ne sommes pas dans la représentation réaliste. Cela dit, il n’est pas interdit de penser que Kournwsky se soit plongé dans archives photographiques ou autres pour rendre compte graphiquement de cette époque.

Vous l’aurez compris, c’est une BD plus que recommandable !

1 « Au-delà du capitalisme », avec Frédéric Lordon et Eric Hazan https://www.youtube.com/watch?v=MKWfCdZ8zLI

2 PESSIN Alain, Blanqui, une barricade dans les étoiles, in DUMASY, CHAMOLLE (dir.), Pamphlet, utopie, et manifeste au XIXe-XXe siècle, l’Harmattan, 2001.

A propos Julien Chanet 20 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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