De Stanley à Stan Lee… Itinéraire d’un auteur inspiré

Alors que l’on célébrait hier le silence des canons de la Première Guerre mondiale, voilà que le silence se fait plus présent encore suite à la disparition d’un des grands créateurs de notre temps… Après septante-sept ans de carrière, Stan Lee nous abandonne pour aller retrouver Jack Kirby, Steve Ditko ou encore Bill Everett.

Comme une façon de boucler la boucle, l’auteur né au cœur de l’hiver 1922 aura attendu le retour du froid pour tirer sa révérence, laissant une centaine de héros orphelins.

J’ai déjà vu cet homme quelque part…

À l’instar d’Alfred Hitchcock à son époque, Stan Lee est devenu au fil du temps un leitmotiv indissociable du Marvel Cinematic Universe, apparaissant dans la quasi-totalité des productions du studio depuis ses balbutiements en 2008, et même bien avant ! La première incursion de l’artiste au cinéma eut en effet lieu en 1973, lorsqu’il prêta sa voix à la séquence new-yorkaise du film L’An 01, réalisée par Alain Resnais. Près de dix ans plus tard, il revint assumer le rôle de narrateur pour les séries animées consacrées à deux de ses plus célèbres créations : L’Incroyable Hulk (1982-1983) et Spider-Man (1981-1983).

Cette expérience le convainquit probablement de franchir le pas et Lee apparut alors en 1989 dans le rôle d’un juré pour Le Procès de l’Incroyable Hulk, premier caméo d’une longue lignée à venir !

Suite à cette expérience, l’auteur se fit pourtant discret, n’apparaissant que rarement à l’écran. Il faut dire qu’à l’époque, la société Marvel connaissait une crise importante qui la poussait à céder la plupart des droits d’exploitation de ses propriétés à bas prix. On le verra pourtant en 1995 dans le célèbre Mallrats de Kevin Smith !

Mais à l’aube du siècle nouveau, Stan Lee apparut dans le X-Men de Bryan Singer en vendeur de hot-dogs, initiant une tradition qui sera prolongée deux ans plus tard avec le Spider-Man de Sam Raimi, puis encore en 2003 dans le Daredevil de Mark Steven Johnson et le Hulk de Ang Lee. La machine était lancée et l’auteur est depuis apparu dans la très grande majorité des adaptations Marvel.

Un auteur prolifique en phase avec son temps

Mais avant de devenir l’image de marque d’une des licences cinématographiques les plus en vogue du moment, Stan Lee est d’abord et avant tout un écrivain !

En 1941, alors que le comics était encore un genre déconsidéré, Stanley Martin Lieber adopta le pseudonyme de Stan Lee afin d’écrire une page de Captain America. Ainsi, il participa aux premiers succès de la société Timely Comics – ancêtre de Marvel Comics – en intégrant les héros du groupe dans la logique propagandiste de l’époque.

Mais l’après-guerre amena son lot de déconvenues et les ventes chutèrent. Ainsi, à la charnière des années 1950, la plupart des héros traversèrent une crise qui nécessita une redéfinition de leurs origines et de leurs combats. Lee devait rester fidèle au poste durant cette période trouble, avant d’initier un renouveau considérable au début des années 1960.

En 1961, il créa ainsi avec Jack Kirby la série Les Quatre Fantastiques qui donnait naissance à un nouveau type de super-héros, plus humain, plus terre à terre, plus accessible. Les Quatre Fantastiques offrait en effet la particularité de donner corps à des intrigues dans lesquelles les héros étaient frappés de problèmes de tous les jours. Cette année-là, la marque Marvel devait voir le jour…

L’année suivante, Lee continua sur sa lancée, participant à la création de Hulk (avec Jack Kirby), Spider-Man (avec Steve Ditko), Thor (avec Jack Kirby) ou encore Dr Strange (avec Steve Ditko). Suivront les X-Men (avec Jack Kirby) et les Avengers (avec Jack Kirby), Iron Man (avec Don Heck) en 1963 et Daredevil (avec Bill Everett) en 1964.

La particularité de ces héros était, contrairement aux archétypes de l’époque, de faire face à des problèmes humains, ce qui les rendait proches du lecteur, contrairement à Batman et Superman, orphelins milliardaires ou issus d’un autre monde.

Spider-Man était un adolescent mal dans sa peau, discret, mésestimé et éprouvant des difficultés à s’intégrer. Un tel personnage était susceptible de permettre aux jeunes de s’identifier et de montrer à certains laissés pour compte, qu’eux aussi possédaient une richesse insoupçonnée et qu’eux aussi étaient capables de grandes choses.

Les X-Men s’intégraient dans la même optique tout en poussant celle-ci plus loin encore : la différence était alors non plus seulement sociale mais sociétale. Les mutants éprouvaient des difficultés à s’intégrer dans la société tout entière, rejetés pour ce qu’ils étaient malgré eux. Ces héros ne parlaient alors plus seulement aux adolescents en crise mais à toute personne pouvant se sentir différente, isolée. À une époque où le mouvement des droits civiques était en plein essor aux États-Unis et où les femmes cherchaient à s’émanciper, une telle publication était de nature à encourager les lecteurs à chambouler la hiérarchie sociale en voyant une force dans ce qu’ils pouvaient autrefois considérer comme une faiblesse.

Daredevil devait quant à lui donner la parole aux personnes atteintes d’un handicap. Bien que le héros ne soit pas le premier dans ce cas – le premier étant Doctor Mid-Nite (créé en 1941), lui aussi aveugle –, il constituait alors un jalon supplémentaire dans l’évolution des mentalités. Sans parler d’Iron Man, milliardaire arrogant blessé au Vietnam et lui aussi poussé à développer divers moyens de surmonter son affliction.

Devenus de véritables modèles, ces héros constituèrent l’âge d’or de la société Marvel Comics, devenant peu à peu les icônes d’une Pop Culture naissante ainsi que des exemples à suivre. En témoigne, pour l’anecdote, un livre de cuisine intitulé « Stan Lee Presents the Mighty Marvel Superheroes’ Cookbook », paru en 1977, auquel DC Comics emboîta le pas quatre ans plus tard en publiant le « DC Super Heroes Super Healthy Cookbook » destiné à enseigner les bases d’une cuisine saine aux enfants.

Quand l’œuvre dépasse l’auteur…

Si Stanley choisit en 1941 le pseudonyme de Stan Lee, c’est parce qu’il craignait de voir le comics mettre un frein à sa carrière d’auteur. Pourtant, il est désormais considéré comme l’un des auteurs majeurs d’un genre aujourd’hui très largement répandu.

Mais le fait de travailler pour un « art mineur » ne l’aura pas empêché d’intégrer à ses récits des problématiques parfois complexes, voire de risquer des clins d’œil à la grande littérature, en témoigne le personnage d’Hulk, véritable réinterprétation moderne du Dr. Jekyll et Mr. Hyde de Stevenson mélangé au Frankenstein de Mary Shelley. Dans cette optique plus intellectuelle, nous pouvons encore considérer le personnage de Magneto comme une version romancée de Malcolm X et Martin Luther King.

Stan Lee a ainsi fortement contribué à donner ses titres de noblesse à un art autrefois déconsidéré, donnant naissance à une œuvre qui sera plus tard réinterprétée – voire magnifiée – par quantité d’auteurs : Daredevil, pour ne citer qu’un exemple, fut brillamment repris par Frank Miller dans les célèbres Born Again et The Man Without Fear, devenant plus sombre, plus torturé, plus moderne.

Ainsi, l’œuvre de Stan Lee aura finalement dépassé son créateur pour devenir partie intégrante de notre culture comme l’ont fait autrefois Dracula ou Robinson Crusoé. À sa façon, celui-ci aura ainsi fait du comic book un art majeur aujourd’hui omniprésent dans notre société. Alors, s’il fait désormais ses caméos sous d’autres cieux, Lee nous laisse un héritage immense qui n’est pas prêt de s’éteindre…