Nous de Evgueni Zamiatine

auteur : Evgueni Zamiatine
édition : Actes Sud
sortie : mars 2017
genre : dystopie

Avant 1984, avant le Meilleur des Mondes, il y avait Nous. Texte fondateur de la SF dystopique, classique trop souvent méconnu, Nous d’Evgueni Zamiatine ressort chez Actes Sud dans sa première « véritable » traduction franco-russe. L’occasion de redécouvrir la société parfaite du Bienfaiteur et de son équation du bonheur collectif absolu. Un monde de transparence parfaite où chacun vit sous le regard des autres, de tous les autres.

D-500, D-501, D-502, D-503 nous y sommes, c’est notre homme, enfin notre Numéro puisque les identités individuelles ont été réduites à leur plus simple expression. Nous sommes six siècles dans l’avenir sur le point d’entrer dans l’apogée de l’État Unitaire. D-503 est un Numéro important, il est l’ingénieur en chef de la construction de l’Intégrale, le premier vaisseau interplanétaire qui portera bientôt les formules mathématiques du bonheur aux confins de l’univers connu.

Le bonheur est désormais accessible, un bonheur mathématiquement infaillible. Chaque Numéro y contribue sous la férule rationnellement pure du Bienfaiteur. L’activité sexuelle en particulier est régie par un code strict. Tout Numéro à le droit à tout autre Numéro, à condition de remplir un billet rose et de le faire valider par l’autorité). D-503 forme ainsi un triangle relationnel stable avec la douce O-90 et R-13 poète gouvernemental. Les rapports sexuels sont le seul motif pour lequel il est autorisé de baisser les stores des unités de logement entièrement transparentes, sol et plafond compris.

120 jours avant la fin de la construction de l’Intégral, D-503 choisi d’occuper ses heures libres en tenant un journal. Une suite de notes quotidiennes pour glorifier la perfection de la société de l’État Unitaire, ou l’un n’existe plus que comme « un parmi nous », pour décrire aux futures colonies qu’essaimera l’Intégrale, la beauté du ciel bleu sans nuages et la splendeur de la muraille verte qui enveloppe totalement la ville de verre. C’est durant cette période également qu’il reçoit un billet rose que lui adresse I-330, un Numéro féminin singulièrement envoutant. Au fil des rendez-vous I-330, devient « Elle » sous la plume de D-503. « Elle » qui envahit les pages de son journal, tord les habitudes, transperce les conventions. « Elle » qui possède.

Dissonances vécues

Les inconnues se multiplient dans l’équation du bonheur de D-503, ses certitudes se réveillent en forme de « pourquoi ? ». Il se croit malade : atteint d’imagination. D’une entrée à l’autre de son journal son style évolue. De plus en plus elliptique, décousu, il se fait volontiers poétique. Sa relation sensuelle avec I-330 devient la matrice d’une restructuration profonde qui se heurte de plein fouet au système dans lequel les protagonistes évoluent. La réalité politique décrite par D-503 entre en complète dissonance avec le style de son écriture.

La forme du journal, fragmentaire par essence, autorise les ruptures de continuité, qui sont autant d’échos de cet éclatement. Sans l’apercevoir, D-503 change de destinataire. Il écrit de moins en moins pour les générations futures et de plus en plus pour tenter de se comprendre lui-même. Nous est le récit d’une déchirure croissante, ce n’est pas une révolte consentie, mais un arrachement auquel le narrateur résiste. Même à bout de souffle, il cherche à faire taire ce qui l’écarte du collectif pour le ramener à sa propre intériorité. On perçoit nettement l’incursion progressive du sensible jusque dans les zones les plus froides de l’intellect, qui s’impose magistral, étincelant, inexplicable, irréfragable. La pudeur, la prohibition du voyeurisme, font fait du sexe le dernier espace qui échappe à l’unité. Mieux qu’un discours politique argumenté, c’est d’abord de cette alcôve que sortiront les vibrations qui feront trembler l’État Unitaire.

Cette approche existentielle de la dystopie, doublée par la puissance de l’écriture de Zamiatine, confère au texte une véritable fraîcheur. On peine à croire que ce dernier aura bientôt un siècle. Servi par un style électrique, tout en fractures et en débordements, le propos de Zamiatine nous revient avec une urgence très actuelle. Avec Nous, il parle d’une vérité qui échappe aux impasses logiques des oppositions politiques traditionnelles et c’est du côté du sensible qu’il faut la chercher.

Satire au prix fort

La rédaction de Nous remonte a 1920. Evgueni Zamiatine a pris part à la révolution russe de 1917 avec conviction, mais très vite son rêve d’une société égalitaire se disloque alors que grandit la toute jeune Union Soviétique. Zamiatine paiera cher l’aspect satirique de Nous, qui sera considéré comme un récit anti-socialiste et interdit de publication. Se sentant de plus en plus oppressé par le régime soviétique, il demandera la permission de s’exiler en France. C’est à Paris qu’il mourra en 1937, à l’âge de 53 ans.

Le manuscrit original ayant été perdu, c’est à partir de l’édition américaine de 1924 que sera établie la première version française de 1929, qui porte alors le titre de Nous autres. Cette nouvelle traduction établie directement à partir du texte russe est donc un évènement littéraire en soit, surtout lorsqu’on prend en considération l’importance du style dans la démarche de Zamiatine.

Nous mérite sans conteste son statut de classique aux côtés du Meilleurs des mondes d’Aldous Huxley, du 1984 d’Orwell (fortement inspiré par Zamiatine) ou de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury pour ne citer qu’eux. Au sein de cette tradition de l’exploration des futurs sombres, il est également particulièrement éclairant de le comparer au Talon de fer de Jack London. Daté de 1907 (moment où Zamiatine s’engage aux côtés des bolchéviques) ce texte décrit la genèse d’une révolution socialiste au Etats-Unis implacablement anéantie par l’oligarchie capitaliste mondialisée. Ces deux textes semblent se placer de part et d’autre d’un même arc. Là où London manifeste l’impossibilité rationnelle de jouir de la liberté dans un système d’égoïsmes concurrentiels, Zamiatine prend fait et cause pour la sensibilité individuelle broyée par un régime ultra égalitaire. Si l’opposition est bien réelle, London comme Zamiatine procèdent d’une même aspiration à la liberté. L’américain comme le russe ont en deux livres tracés en quelque sorte les contours de l’alpha et de l’oméga du monde politique du vingtième siècle quand celui-ci comptait à peine deux décennies au compteur.

Alors que 2020 ressemble de plus en plus à demain, gardons les yeux ouverts, les prophètes de notre temps sont déjà parmi nous.

A propos Alexis Hotton 23 Articles
Journaliste du Suricate Magazine