Corps et âme, mise « amour » du cerf sacré

Corps et âme

d’Ildiko Enyedi

Drame

Avec Alexandra Borbély, Morcsányi Géza, Réka Tenki, Zoltán Schneider, Ervin Nagy

Sorti le 27 décembre 2017

Réalisatrice hongroise méconnue dans nos contrées – bien qu’ayant obtenu la Caméra d’Or à Cannes en 1989 pour son premier film, Mon XXe Siècle –, Ildiko Enyedi s’est vue offrir, en février dernier, l’Ours d’Or à Berlin, des mains du président du jury Paul Verhoeven. Si cette récompense à un film inattendu – réalisé par une cinéaste dont on sait peu de chose, et assez peu prolixe dans son œuvre – avait de quoi attiser notre curiosité, sa découverte laisse dans un état incertain, entre agréable déceptivité et intérêt poli.

Travaillant tous deux dans le cadre d’un abattoir industriel, mais à deux postes très différents, Mária et Endre partagent chaque nuit le même rêve, dans lequel ils sont respectivement une biche et un cerf se côtoyant dans un décor enneigé, à l’orée d’un bois. Lorsque, par hasard, ils se rendent comptent de ce rêve en commun, ils tentent d’entrer en communication dans la vie comme ils le font dans leur rêve, pour découvrir si l’amour qui lie le cerf à la biche peut également les lier l’un à l’autre.

Le double niveau de réalité que propose le film est a priori un des éléments les plus intéressants de celui-ci, étant donné que le rêve que font les personnages dépasse le strict cadre onirique. L’idée d’un rêve « partageable » est un concept en soi qui donne au film une dimension réflexive : le rêve devient comme un film que les deux personnages voient simultanément et sur lequel ils peuvent échanger leurs avis. Mais, dans un même temps, le rêve influe aussi sur l’affect des personnages dans leur vie quotidienne, une fois qu’ils se réveillent. Cinématographiquement, cette manière d’aborder le rêve et d’en faire une matière interactive est en général l’apanage de films d’horreur – notamment Les Griffes de la nuit et ses suites. La voir ainsi reprise dans le cadre d’un drame intime ou d’une romance en mode mineur est d’autant plus étonnant et constitue la grande idée du film.

Mais Ildiko Enyedi ne choisit pas spécialement la facilité pour articuler entre elles les deux facettes de son film. Au lieu de placer ce concept du rêve partageable dans un cadre de fantaisie ou de fable à dimension humaine, elle choisit de le placer dans le cadre assez froid, voire aseptisé, d’une entreprise moderne et hygiéniste, et de prendre comme personnages principaux un homme stoïque et une femme à la timidité maladive. Ces partis pris vont dans le sens d’une parabole sur l’incommunicabilité, tout comme la « distanciation » de la mise en scène et de la direction d’acteurs. Ils donnent au film toute son identité presque radicale mais lui confèrent également un aspect un peu rébarbatif, au-dessus duquel il faut faire l’effort de passer.

Si la connaissance a priori de son statut d’œuvre « primée » donne au film une aura particulière avant même qu’on ne le découvre, sa vision en elle-même n’en est que plus déconcertante. Corps et âme n’a effectivement pas l’allure d’un chef d’œuvre et passe plutôt pour un bon film d’auteur à l’accès plus ou moins facile, que l’on aurait vite fait de catégoriser comme « mineur ». Mais c’est tout l’intérêt d’avoir donné un prix « majeur » à un tel film : le fait de balayer d’un revers de mains toutes les idées préconçues sur ce que devrait être un « grand film » ou un film de festivals. Cela ouvre en tout cas les portes à un cinéma plus intimiste, qui n’a pas forcément pour ambition de faire état de sa maîtrise formelle mais au sein duquel peuvent éventuellement émerger des auteurs tout aussi – voire plus – intéressants que ceux qui sont imposés comme des « maîtres » intimidants.

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