Cœur de pierre, de Daniel Keene au National

Mise en scène de Mathias Simons
Crédit photo : Véronique Vercheval

Pour le poète et dramaturge australien Daniel Keene, admirateur de Beckett, « la vie est au mieux un plaisir difficile, au pire une difficulté vide de sens » : les trois courtes pièces mises en scène ici traduisent bien cette vision tragique. Gens de peu, peu de paroles, peu de traits biographiques, peu de ressources, cernés par la mort et le vide, ses personnages ne cessent pourtant de s’efforcer d’exprimer ce qu’ils sont : « ils essaient tous de porter de la lumière dans un panier, de faire rentrer une douleur infinie dans un dé à coudre ». Le regard de Keene scrute la fragilité de ces tentatives, s’attache à leur beauté fugace, à la solitude et aux élans de ceux qui les portent. Parmi eux, Kevin, le tailleur de pierre de Ciseaux, Papier, Caillou, qui après avoir perdu son travail s’isole de plus en plus, cherchant dans le vide des églises et de la nuit quelque chose susceptible de le maintenir debout. Dans la deuxième pièce, Marianne et à sa mère, deux inconnues qui se retrouvent après des années de séparation, tâchant laborieusement de s’inventer une vie commune. Enfin, dans le dernier tableau, le plus sombre et le plus drôle, deux clochards beckettiens loqueteux s’engagent dans une conversation brutale, cruelle, qui tourne à vide.

Pas facile d’installer ce théâtre économe de mots, souvent elliptique, peu confortable voire dérangeant, qui s’encombre peu de repères narratifs. Dans la première partie, Mathias Simons parvient à fabriquer le mince équilibre qui fonctionne, tout en demi-silences, en fatigue qui tombe à la fin des phrases, en espoir qui pointe au coin des mots. Les cadres métalliques rigides emboités les uns dans les autres qui quadrillent l’espace de la scène traduisent bien la difficulté des êtres à habiter un espace commun, à sortir de soi, à passer dans le monde des autres. Il y a dans l’interprétation un peu trop d’artifice et de distance, parfois de la mollesse, mais ce premier tableau comporte suffisamment de mystère, de mélancolie et d’étrangeté pour nous intriguer. Ce n’est ni naturaliste, ni misérabiliste, ce n’est pas non plus abstrait ou cérébral : on est sur un fil, mais il tient. Malheureusement, ce subtil équilibre commence à se fissurer dès la deuxième partie : l’étrangeté se mue en ennui, la pudeur et les émotions contenues en inertie un peu plate et surtout désincarnée. Il ne se passe plus grand-chose ou en tout cas il ne se transmet plus grand-chose de Marianne et de sa mère à nous, et c’est dommage. Dans la troisième pièce, on retrouve du corps et du souffle, mais cette fois, c’est presque trop : trop de mots en bousculade, trop de désespoir, trop de Beckett dans le dialogue qui confine à l’absurde. Il nous manque, cette fois, un peu de temps pour que ces personnages se mettent à exister au-delà leur bavardage, pour qu’ils se fraient un passage jusqu’à nous.

Mais le principal problème vient d’ailleurs – de deux détails qui, hélas, plombent lourdement la finesse esquissée en début de pièce, ruinant presque l’atmosphère installée dans Ciseaux, Papier, Caillou. D’abord, Mathias Simons a eu la très mauvaise idée d’entrecouper les trois tableaux de transitions franchement atroces. A deux reprises, pendant de longues minutes, la scène est occupée par des vidéos montrant en gros plan les visages des acteurs, dans un montage cheap et pseudo arty plutôt pesant. Ce n’est rien, pourtant, à côté de la bande-son à plein volume qui vrille littéralement les tympans, comme si on avait installé un micro sous les roues du métro — plusieurs spectateurs ne tiennent pas le coup, et quittent la salle. Second faux pas : Mathias Simons a eu l’idée de projeter en vrac, et à grand renfort des sons qu’il affectionne, des extraits de la Déclaration universelle des droits de l’homme à la fin de sa pièce.

Avec ces deux effets assénés à grand bruit, Mathias Simons nous hérisse le poil : pourquoi vouloir à ce point montrer, démontrer, rajouter de l’inconfort avec de gros sabots d’homme de théâtre, quand le texte et la mise en scène devraient suffire à nous déstabiliser, à nous interroger sur ce qui transparaît, ici, de notre monde ? Pourquoi ne pas nous laisser libres avec nos étonnements intimes, avec les ombres tapies dans le théâtre de Keene ? Pourquoi s’imposer autant, orienter autant notre disponibilité, quand le début de la pièce recelait ce qu’il fallait d’énigme et de silence ? Et surtout : pourquoi le faire avec autant de brusquerie, voire d’hostilité ? C’est finalement ce pénible mystère qui l’emporte sur tous les autres : les sons les plus lourds, les lettres les plus grosses auront malheureusement eu raison de l’ambitieux projet de Keenne, visant à produire « l’expression la plus forte avec le minimum de mots ».

A propos Emilie Garcia Guillen 113 Articles
Journaliste du Suricate Magazine

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