[BIFFF 2018] Guillermo Del Toro : « Certains trouvent Jésus, j’ai trouvé la créature de Frankenstein »

(crédit photo : Belga)

L’entretien avec notre récent oscarisé commence avec un petit retard. La raison ? Guillermo Del Toro voulait absolument prendre une gaufre belge pour le petit déjeuner. À l’image de cette petite excentricité, l’homme ne se prend pas plus la tête depuis qu’il a gagné la petite statuette de meilleur réalisateur pour La Forme de l’Eau (ainsi que celle du meilleur film). L’homme nous le montrera durant toute la durée de l’interview: il est resté humble, accessible mais toujours aussi passionné par le cinéma fantastique. Petite causerie avec le maître incontesté du genre.

C’est souriant et affable que Guillermo Del Toro nous rencontre au BIFFF. Pourtant, le réalisateur de Cronos (pour lequel il recevra un peu plus tard son Corbeau d’argent du BIFFF) est resté jusque plus de deux heures du matin la veille à signer des autographes et à faire des photos. Loin d’être blasé par son succès, son regard pétille toujours de passion et de curiosité.

« J’adore Bruxelles », nous confie-t-il d’ailleurs. « Et puis, j’adore les gaufres belges (rires). Je vais aussi essayer de prendre le temps d’aller faire un tour au musée ici. »

Récompensé par l’Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur pour La Forme de l’Eau il y a peu, Guillermo Del Toro reçoit (enfin) la reconnaissance qu’il mérite avec un long métrage qui traite d’un sujet toujours plus d’actualité : l’acceptation de l’autre malgré ses différences. Dans un contexte de crise migratoire, ce thème touche personnellement le réalisateur et l’homme. Passé du Mexique aux Etats-Unis, il a souvent dû composer avec le jugement que certains pouvaient avoir sur lui. Une situation qui ne risque pas de s’arranger avec certains dirigeants américains.

« C’est vrai, Shape of Water traduit le problème de cette crise migratoire. Mais si vous y pensez, le film a été prévu, préparé et filmé bien avant que cette crise n’arrive. Elle était dans l’air depuis des décennies », nous confie-t-il. « Quand tu es Mexicain, tu es « l’autre ». Même si tu fais partie de l’immigration en costume. En 1995, j’ai été arrêté sur Beverly Hills par un policier. Je conduisais une petite voiture que j’avais louée dans une agence qui s’appelait Ugly Duckling. Je devais rencontrer un producteur et je passais par Beverly Hills. Sur mon permis de conduire, le policier a vu que j’étais Mexicain et m’a demandé ce que je faisais à Beverly Hills. Je lui ai dit que je devais rencontrer un producteur. « Dans cette voiture ? », m’a-t-il demandé. J’ai opiné et il m’a gardé pendant une heure. Quand tu viens d’un pays comme le mien, tu vois les choses de manière différente. »

L’art, c’est toujours la grande passion de celui qui a porté notamment Hellboy à l’écran. Et lorsqu’on le lance sur l’importance du fantastique du cinéma et dans sa vie, son regard s’illumine instantanément.

« C’est le fantastique qui a fait de moi ce que je suis à un niveau très personnel et spirituel », point-t-il. « De la même façon que certains trouvent Jésus, j’ai trouvé la créature de Frankenstein. Pour moi, le fantastique est devenu un atelier spirituel dans lequel je me suis trouvé. Et ce dès mon enfance car ce cinéma m’a accompagné durant toute ma vie. Il est possible de traiter du réel à travers le fantastique de manière parabolique. Mes films sont d’ailleurs des paraboles. Ce n’est pas un hasard si toutes les religions importantes utilisent le format de la parabole comme un véhicule pour leurs idées. Je trouve que le conte de fée, la parabole et l’histoire d’horreur sont liés. Pour moi, ils ont été les outils d’un réveil spirituel dans ma propre vie. »

Une vie durant laquelle Guillermo Del Toro aura livré des œuvres majeures comme Le Labyrinthe de Pan et plus récemment La Forme de l’Eau. Au-delà de la portée politique de ces œuvres, elles ont un côté très personnel pour le réalisateur mexicain. Ce sont des films qui lui tiennent particulièrement à cœur.

« Il y a trois films dans lesquels j’ai tout donné : L’Echine du Diable, Le Labyrinthe de Pan et La Forme de l’Eau », abonde-t-il. « Et ce sont trois réalisations qui sont interconnectées. Pour chacun, j’ai essayé quelque chose de très différent mais chacun était un instantané de ma vie à ce moment. Pour vous, ces films font partie d’une filmographie. De mon côté, c’est une biographie. Ces films sont ma photo de mariage, mon baptême, etc. Ils racontent ma vie et sont très personnels voire intimes. Pour moi, ces films sont une question de vie ou de mort. Au final, j’ai fait un pacte très étrange avec le Diable. Celui d’échanger à chaque fois trois années de ma vie contre mes entrées dans Imdb (rires). »

Ces trois films sont d’ailleurs les plus engagés politiquement. Ce n’est un secret pour personne, Del Toro aime réinterpréter le monde à travers le fantastique. Pour ce faire, il n’hésite pas à utiliser des éléments fantasmagoriques pour appuyer le propos qu’il présente, mêlant allégrement le fantastique avec la réalité. Un procédé qui pourrait paraître incongru pour certains aficionados de l’histoire mais que l’homme assume totalement.

« L’histoire n’est jamais qu’un mythe raconté par les vainqueurs. N’est-ce pas », interroge-t-il, taquin. « Si un camp gagne, l’histoire change selon la manière dont elle sera interprétée. Si vous lisez les chroniques de l’Empire romain chez les barbares, la version que vous aurez sera très différent que celle des barbares eux-mêmes (rires). Si vous demandez aux Aztèques et aux Espagnols comment s’est passé la découverte de l’Amérique, vous allez avoir deux histoires très différentes. Parce que ce qui est appelé une conquête par un camp est considéré comme un génocide par l’autre. L’histoire est une fiction, un fantasme. Sauf que ce fantasme est accepté et approuvé par la majorité. Et ce jusqu’à ce que l’on décide de le changer. Nous nous sommes mis d’accord sur des notions comme la géographie des pays ou les monnaies. Qu’est-ce qui fait que ce que vous avez dans votre valise vaut 20€ ? Est-ce que cela vaut 20€ ? Non. Mais nous nous sommes mis d’accord sur le fait que cela valait 20€. Quand je suis passé des Pays-Bas à la Belgique, je n’ai pas senti un soubresaut de la voiture qui m’a indiqué que nous étions en Belgique (ndlr : c’est sans compter parfois sur la différence d’état des routes entre les deux pays). Mais nous nous sommes mis d’accord sur cette frontière. Au début de la civilisation, les mythes, les légendes et la réalité étaient très liées à l’histoire. Odin, le Valhalla et la mythologie grecque faisaient partie de l’histoire qui a fondé nos cultures. Alors pourquoi n’utiliserai-je pas le même procédé ? Pour moi, le meilleur moyen d’illuminer et d’interpréter le réel est le fantastique. De la même manière que les historiens ne retireront ni Odin ni la mythologie grecque de l’histoire, je ne retirerai pas les éléments historiques de mes contes fantastiques. Pour moi, l’acte artistique le plus important est d’utiliser l’abstrait pour illuminer le concret. C’est ça le rôle de l’art. Ce n’est pas d’envahir la réalité avec le fantastique. Mais de réinterpréter la réalité dans ses aspects les plus discutés grâce au fantastique. »

 Et le réalisateur de conclure en rassurant ses fans : il ne changera pas de genre filmographique suite à sa victoire aux Oscars. Il est et reste passionné par le cinéma fantastique.

« Je ne vais pas subitement faire une comédie, un drame musical ou un film sur la vie de Louis Pasteur », précise-t-il avec un sourire convenu. « Mon intérêt pour le fantastique, pour le cinéma d’horreur et pour les contes n’est pas temporaire ou de circonstance. C’est une vocation. J’ai toujours été sincère et vrai et je vais continuer à l’être. »

Ça tombe bien, il vient de signer un contrat de plusieurs films avec la branche indépendante de la Fox. Un contrat qui lui permettait de réaliser et de produire les films qu’il souhaite en totale liberté. Et on parle de plus en plus d’une résurrection pour l’adaptation des Montagnes Hallucinées de Lovecraft.

En attendant, Guillermo Del Toro aura honoré le BIFFF de sa présence dans son style bien à lui : extraordinaire.

A propos Olivier Eggermont 117 Articles
Journaliste du Suricate Magazine